Revue de presse philosophique semaine du 04/12/2023

Approche philosophique des évènements politiques et sociétaux français.

Semaine du 4 au 10 décembre 2023

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    Dans la dernière émission de C politique du 3 décembre, qui traite de sujets sociétaux, Thomas Snégaroff faisait débattre ses invités sur la question suivante : la nuance est-elle morte ? En effet, le climat actuel en France est celui d’une polarisation du débat, si bien qu’il ne semble plus possible de trouver des lieux communs dans les discussions ou de penser de façon nuancée. Qu’il s’agisse de drames nationaux - mort récente de Thomas B., victime d’un « meurtre en bande organisée », mort du professeur Dominique Bernard à Arras, assassiné par un jeune islamiste – ou bien de drames mondiaux - guerre en Ukraine, guerre entre Israël et le Hamas - les camps se dessinent rapidement et s’affrontent avant même que la situation n’ait pu être analysée en profondeur. La mort de Thomas B., dont les assaillants n’ont pas encore été totalement identifiés, a provoqué un déchainement de haine raciste de la part de certains médias et de militants d’extrême droite. Il a suffi que les premiers témoins prononcent les mots « attentat » ou témoignent avoir vu des jeunes « extérieurs à la soirée » qui seraient « venus pour en découdre » pour que des chaînes comme CNews fassent de la récupération politique en liant violence et immigration. Ce type d’argumentation hâtive et erronée a directement créé deux camps : ceux qui sont pour ou contre l’immigration. La récupération est tout d’abord un mépris profond pour les victimes car elle profite d’un drame pour véhiculer une idéologie. Mais elle procède aussi à un éloignement de la question et empêche, de ce fait, toute réflexion sur le sujet.

    Nous observons les mêmes processus de division de l’opinion sur le sujet de la guerre en Ukraine ou de celle entre Israël et Palestine. L’ampleur de la complexité de la guerre en Ukraine n’avait pas encore fait surface que deux camps étaient déjà en place dès le début des affrontements. Décrit de façon très grossière, il y avait ceux qui étaient « pour ou contre » Poutine, « pour ou contre » la souveraineté de l’Ukraine. Les oppositions entre Israël et le Hamas mènent à une vision toute aussi caricaturale du débat qui serait de savoir si nous sommes « pro » ou « anti » Hamas ou « pro » ou « anti » Israël. Les sujets finissent par être reformulés en un questionnement du « pour ou contre ». Cependant, si ces débats sont présentés ainsi, retrouvons-nous réellement ces scissions au sein de nos sociétés ?  La société est-elle si polarisée ? Existe-t-il encore de la nuance ? Enfin, la nuance est-elle toujours souhaitable ?

     

    Une société divisée ?

    La société est-elle réellement divisée ? En observant les images des médias, il est facile de répondre par l’affirmative au vu des signes d’opposition et de radicalisation qui nous sont montrés. Pendant le conflit israélo-palestinien, il était possible de voir d’un côté des étoiles de David peintes par des antisémites ou des adorateurs du Hamas qui criaient haut et fort leur soutien aux acteurs des meurtres abominables qui ont eu lieu en Israël et de l'autre, des commentaires anti-musulmans, condamnant sans distinction la population Palestinienne. De nombreux débats eurent lieu, où les invités s’écharpaient sans se comprendre. Si nous dénoncions les meurtres du Hamas, nous pouvions alors être accusés de cautionner la colonisation de la Palestine par l’État d’Israël. À l'inverse, si nous condamnions les bombardements de l’armée Israélienne, nous devenions alors un soutien du Hamas. Le sujet est alors source de conflit et aucune entente n’est possible tant que le camp adverse ne reconnaît pas ses fautes. Pourtant, sommes-nous si divisés ? Certes, l’ampleur de ces phénomènes exerce une pression telle sur les individus que tout le monde finit par avoir une opinion sur les choses, renvoyant chacun à l'un des deux camps. Seulement, si la guerre fait couler de l’encre, seule une minorité de la population reste suffisamment éclairée sur le sujet pour s’écarter d’une vision manichéenne du débat et peut, dans la complexité des faits analysés, avoir une conception nuancée des évènements. La première cause de la polarisation provient donc de l’afflux constant d’informations qui, soit, sature notre esprit, soit nous poussent à nous écarter de la question tout en nous positionnant sans être bien informé. Une mauvaise lecture des faits entraine une polarisation plus radicale des opinions puisque nous choisissons alors notre camp par affinité, par culture, ou en prêchant un argument d’autorité. Les médias ne sont pas directement responsables de la polarisation mais profitent cependant de la radicalité qui en découle. Nous pouvons donc questionner leur rôle dans ce processus de polarisation. Les débats animés entre deux intervenants radicalement opposés vont créer de l’audimat. Les présentateurs préfèrent des invités qui ne sont pas d’accord plutôt que des invités qui discutent des nuances d’une question sans s’affronter. La chaîne CNews fait de la confrontation son pain quotidien en semant des polémiques qui n’ont pas lieu d’exister. La division de la société profite aux idéologies politiques radicales.

    Autre cause de la division, les réseaux sociaux. Les algorithmes des plateformes comme Facebook, TikTok, X, Instagram ou YouTube analysent les préférences des utilisateurs pour ensuite les diriger automatiquement vers du contenu similaire. Ainsi, plutôt que de « penser contre soi », comme le préconise la philosophe Hélène L’Heuillet dans C politique, les réseaux sociaux nous enferment dans des bulles idéologiques qui nous confortent dans nos opinions. Cet enfermement ne nous aide pas à penser en dehors de notre réalité, à nous mettre dans les chaussures de l’autre, à critiquer notre propre pensée.

    Enfin, si certains dénoncent l’individualisme et le sectarisme (ou communautarisme) de nos sociétés, il serait dommageable de ne pas traiter de la cause de ces phénomènes. Il existe assurément une volonté de se différencier, de mener ses propres combats, de faire valoir sa parole. Mais pourquoi existe-t-il une pluralité de mouvements militants ? Tout d’abord parce que chaque combat est important, qu’il s’agisse de lutte climatique, de manifestations contre le sexisme ou pour les droits LGBT ou encore de luttes syndicales. Il est impossible de se pencher à chaque manifestation sur toutes les formes d’oppressions qui existent. La diversité des formes de contestation n’exprime pas un renfermement sur soi mais plutôt une main tendue vers la complexité du phénomène d’oppression. Plutôt que de tout mettre dans le même panier, la lutte se divise et profite de la focalisation de ses militants sur un but précis pour lutter de façon plus efficace et traiter des sujets en profondeur. La société n’est donc pas plus divisée parce que les luttes ne seraient pas toutes fédérées au sein de la même organisation.

    Cependant, il existe bel et bien une radicalisation de l’opposition. Comme le souligne Elsa Marcel, avocate au barreau de Paris, la diversité des luttes est conséquente parce que l’autorité politique est ressentie comme trop autoritaire et illégitime. Les tentatives de dissolution de mouvements écologistes, les contraintes imposées à des associations anti-corruption comme Anticor, l’inaction face aux failles démocratiques, le passage en force de projets de lois impopulaires… Tous ces comportements ôtent des mains des citoyens les outils essentiels pour s’exprimer correctement et adopter un rapport sein vis-à-vis de leurs institutions. La radicalisation des mouvements de contestation n’est qu’une réponse à la radicalisation de l’autorité gouvernementale. La radicalisation n’est pas à confondre avec l’extrémisme et l’intolérance. Un militant radical devient extrémiste lorsqu’il impose de force sa pensée à une autre personne ou lorsque son combat, initialement inclusif, devient un nouveau moyen d’oppression et d’exclusion. Le féminisme qui combat l’homme est extrémiste, l’antiracisme qui combat toute personne blanche est extrémiste. Bien qu’il faille aussi combattre ces formes d’extrémisme, ces phénomènes sont rares et sont souvent employés par les mouvements masculinistes et xénophobes pour décrédibiliser ces mouvements progressistes qui, de façon générale, prônent le vivre-ensemble et luttent simplement contre les inégalités.

    Il existe bel et bien une division des mœurs, des coutumes, des opinions politiques. Mais cette division n’est pas nécessairement le symbole d’une impossibilité du « vivre-ensemble ». Au contraire, la pluralité des luttes incite les individus à débattre et à se retrouver autour de certains sujets. La polarisation des débats de façon radicale est cependant un phénomène à éviter. Il est facile de s’y engouffrer et de succomber à la manière caricaturale dont sont parfois traités les sujets. Pour autant, cela ne soutient pas nécessairement que nous devions écarter la radicalité.

     

    Des comportements pour la vie commune

    Malgré une vision très divisée de la société française, la réalité du quotidien ne fait pas le même constat. Nous vivons, malgré nos divisions, dans une société qui véhicule certaines valeurs de tolérance et de respect mutuel. La majorité des discussions ou interactions ne terminent pas en conflit. La diversité des opinions a toujours existé, chaque pays est composé d’individus différents qui, eux-mêmes, changent d’opinions, se questionnent et évoluent dans leur façon de penser. Sans s’enfermer dans une branche idéologique qui ne ferait que neutraliser notre capacité à débattre, il est nécessaire que diverses formes d’opinion existent. La nuance demeure en société parce que les individus, par leurs positionnements, forcent celle-ci à s’exprimer pour trouver des sols communs. De même, une personne militante n’est pas dénuée de nuance. Il est possible pour un militant de douter, de laisser certaines questions en suspens. L’action militante se produit justement lorsqu’une mûre réflexion a eu lieu au préalable, ce qui n’empêche pas le doute de revenir plus tard dans la tête du militant. Nuance et radicalité ne sont pas incompatibles. Il est possible de raisonner de façon nuancée mais de sentir ensuite une nécessité de l’action lorsque la cohérence personnelle nous pousse à agir en fonction du résultat de nos raisonnements. Lorsque des activistes du climat et des manifestants font barrages à des projets comme l’autoroute A69 (voir revue de presse du 16/10), ils ne font qu’obéir à un raisonnement nuancé et réfléchi :

    1- Ce projet a été mis en place pour les intérêts d’une grosse entreprise.

    2- Il est impopulaire et non-nécessaire.

    3- Les mœurs actuelles, sur lesquelles surfe le gouvernement pour se faire élire, sont celles de la défense de l’environnement et de la sobriété énergétique.

    4- Ce projet doit être contesté car écocide et inutile socialement.

    5- Aucun moyen de contestation non-violent n’a été entendu.

    6- Ce projet doit être contesté de façon plus radicale.

    La radicalité est ici nécessaire pour faire respecter les engagements et promesses politiques du gouvernement. Si certains projets sont impopulaires, c’est aussi parce que le gouvernement actuel n’est pas représentatif de la majorité de la population. Ainsi, chaque loi, parce qu’elle émane d’un gouvernement impopulaire, doit faire face à une contestation légitime de la population. La nuance ne signifie pas le statu quo. Des anarchistes comme Kropotkine ou Bakounine ont critiqué le statu quo des bourgeois qui adoptent un scepticisme synonyme d’inaction. Cependant, le scepticisme ne mène pas nécessairement à la destruction de toute volonté militante. Il est possible d’adopter philosophiquement et théoriquement des positions nuancées mais aussi, dans la vie de tous les jours, passer à l’action et affirmer sans ambiguïté des positions politiques, par nécessité et pour valider la préservation des valeurs que nous défendons.

    En résumé, la polarisation du débat peut mener à s’écarter des questions fondamentales sur lesquelles il faudrait se pencher pour agir correctement. Cependant, rejeter la polarisation du débat ne doit pas induire le rejet de la radicalité, compatible avec la nuance. La nuance concerne toute réflexion que nous avons sur des sujets divers et désignent notre façon de comprendre l’autre, de se mettre à sa place afin de confronter les divers arguments. La radicalité n’est que le résultat d’une réflexion qui, une fois terminée, doit amener à des mesures concrètes et à des actions en accord avec les conclusions établies.

     

    Référence