Revue de presse philosophique semaine du 04/09/2023

Approche philosophique des évènements politiques et sociétaux français.

Semaine du 4 au 10 septembre 2023

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    En France, de nombreuses associations ont un déficit tellement important qu’elles sont parfois menacées de mettre la clef sous la porte. C’est en tout cas la crainte de l’association « Les Restos du Cœur » qui traverse actuellement une situation de crise et ne peut apporter une aide à la hauteur des besoins des personnes en situation de précarité dont elle s’occupe. Cette association, depuis sa fondation par Coluche en 1985, a pour objectif « d’aider et d’apporter une assistance bénévole aux personnes démunies, notamment dans le domaine alimentaire, par l’accès à des repas gratuits, et par la participation à leur insertion sociale et économique, ainsi qu’à toute action contre la pauvreté sous toutes ses formes ». Ce dimanche 3 septembre sur TF1, son président, Fabrice Douret, a lancé un appel à l’aide aux « forces politiques et aux forces économiques ». Les Restos du Cœur ont déjà accueilli 1,3 millions de personnes cette année (contre 1,1 millions à cette même période l’an dernier). Son budget s’amincit de jour en jour, le nombre de bénéficiaires augmentant plus rapidement que les dons. À ce rythme-là, l’association doit acheter plus du tiers de la nourriture qu’elle distribue, tout en subissant la hausse des prix due à l’inflation. Fabrice Douret annonce un risque de fermeture des Restos du Cœur d’ici trois ans si rien n’est fait. Environ 150 000 personnes seraient privées en ce moment de l’aide alimentaire, en raison d’un manque de moyens face à la demande. L’association n’est pas la seule à la dérive, d’autres banques alimentaires comme la Croix-Rouge française sont aussi en déficit.

    En réponse à cela, plusieurs personnes et organismes se sont avancés pour apporter une aide aux Restos du Cœur. Parmi eux, Bernard Arnaud, plus grande fortune mondiale en 2023, a promis une aide de 10 millions. Certains joueurs de l’équipe de France ont aussi partagé cette volonté. Le gouvernement a quant à lui avancé une aide de 15 millions d’euros. Ces aides, bien qu’elles soient bienvenues dans des temps aussi difficiles, peuvent-elles être qualifiées de généreuses ? Les dons des milliardaires sont souvent critiqués (comme celui pour la reconstruction de la cathédrale de Notre-Dame de Parisen 2019) pour n’être que des manières de se racheter aux yeux de la société si ce n’est de bénéficier d’une exemption d’impôts (ce qui n’est pas le cas pour le don annoncé par Bernard Arnaud aux Restos du Cœur). Nous traiterons donc, dans cette revue de presse, de la notion de générosité. Nous en donnerons la définition pour ensuite construire une réflexion sur les motivations et les réactions autour de ces dons.

     

    De la générosité

    De façon générale, la générosité peut être comparée à « un acte de bienveillance » ou relève « d’une disposition à donner avec largesse » de la part d’une personne ayant un « grand cœur ». Pour Voltaire, la générosité est la plus belle de toutes les vertus, il n’existe que peu d’actions « qui ne soient essentiellement le sacrifice d’un intérêt personnel à un intérêt étranger ». Selon le philosophe, la générosité « est la vertu des héros ; le reste des hommes se borne à l’admirer ». Bernard Arnaud serait-il le héros contemporain, chevauchant son cheval à la rescousse des pauvres âmes françaises ? Certes, ses intentions pourraient être bonnes, nous ne pouvons en juger entièrement la teneur. Peut-être a-t-il réellement l’intention de venir en aide aux plus démunis. Peut-être estime-t-il l’importance d’une banque alimentaire comme celle des Restos du Cœur, même si, du fait de divergences politiques, il ne se serait pas réellement entendu avec son fondateur Coluche, qui méprisait les acteurs de tout système inégalitaire. Car, malgré ses intentions, le PDG du groupe LVMH, numéro un mondial du luxe, est l’acteur majeur d’une société qui produit des inégalités. Son acte est tout au plus de la bienfaisance qui, pour Voltaire, ne demande aucun sacrifice réel. La bienfaisance se distingue de la générosité. La générosité présuppose une forme de supériorité d'un individu, qui surpasse, dans ses actions, le cadre de ses devoirs naturels. Bernard Arnaud fait de l’aumône, il ne se sacrifie vraisemblablement pas pour aider ces gens. Ce don ne le met pas en danger. Il ne représente que 0,004% de son patrimoine, 0,005% si l’on tient compte de la fortune familiale. Si nous appliquons ce pourcentage au patrimoine moyen d’un Français, qui était de 239 900 euros en 2018, cela ferait un don de neuf à douze euros. Viendrait-on serrer la main d’un Français lorsqu’il effectue un don d’une dizaine d’euros ? Nous pouvons le remercier, lui dire qu’il a fait une bonne chose. Mais en aucun cas il ne bénéficierait du même regard que certains ont porté sur la famille de Bernard Arnaud et leur don de dix millions d’euros. Entre le français moyen qui donne dix euros et Arnaud qui en donne dix millions, nous pourrions féliciter personnellement davantage le français moyen. Ce dernier n’a pas le même poids sur une société qui contraint les bénéficiaires de ces repas gratuits. Il n’existe pas de paradoxe ou d’hypocrisie dans son geste.

    Cette même remarque peut s’adresser au gouvernement d’Emmanuel Macron qui n’a cessé de mépriser une partie de la population, aussi bénéficiaire de ces repas. Son aide est forcément bienvenue, car elle permet de faire respirer ces associations. Mais elle ne change rien aux problèmes systémiques qui causent ces inégalités. Une fois ces dons versés, l’industrie du luxe continuera à tourner, vendra des sacs qui valent un ou deux salaires moyens, Bernard Arnaud continuera d’utiliser son jet privé pendant que certains iront chercher leur repas gratuit avant de poursuivre une vie de restriction permanente. Le gouvernement, dont la nature ne sera pas changée après ce don, poursuivra son entreprise de destruction des services publics, refusant d’écouter les demandes des soignants et préférant se focaliser sur des problèmes mineurs, comme le port de l’abaya à l’école (vêtement religieux), plutôt que d’améliorer l’accessibilité à l’enseignement. Plus nous détaillons le comportement de certains PDG et du gouvernement, plus nous nous éloignons du concept de générosité. Il serait stupide de cracher, par fierté, sur la main d’un donateur, ces dons permettant à certains de se nourrir. Mais il serait aussi malvenu de les accueillir sans rappeler aux donateurs qu’ils participent au maintien d’un système économique responsable de la détresse à laquelle font face ces associations.

     

    Le luxe du choix

    En France, 9,3 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, ce qui représente plus de 14,6% de la population. Ce seuil correspond à un revenu disponible de 1 102 euros par mois pour une personne vivant seule et de 2 314 euros pour un couple avec deux enfants âgés de moins de 14 ans (chiffres de l’Insee). La vie de ces personnes est accompagnée de restrictions quotidiennes, chaque action est limitée financièrement. Les vacances n’existent pas, le plaisir et les libertés individuelles sont restreints. Les choix de la vie de tous les jours sont encadrés par ces faibles revenus. La diversité des options sont maigres et le budget influence chaque décision. Il n’est pas possible pour ces personnes de manger ce qu’elles souhaitent, mais seulement ce qu’elles peuvent acheter. Il ne leur est pas possible de se mouvoir aisément, de se cultiver comme les autres en allant régulièrement au cinéma et parfois au théâtre. Le privilège du beau ne leur appartient pas, le prix de la propriété répartissant les zones dans lesquelles la population peut habiter. Les bords de mer, certains beaux quartiers des centres-villes, les maisons des belles vallées… Le choix du beau est réservé à ceux qui peuvent se le payer. Ceux qui n’ont pas les moyens doivent accepter de vivre dans des habitations en bordure de ville, dans de petits appartements (certains étant insalubres) et/ou dans des quartiers dans lesquels la misère sociale résulte parfois en des situations d’insécurité.

    Être pauvre, c’est être limité dans ses choix de vie. La générosité est aussi un choix, celui d’apporter un effort supplémentaire, motivé par la seule intention altruiste de son auteur, envers une ou des personnes qui sont dans le besoin. L’acte de générosité n’est pas exclusif aux individus fortunés, au contraire. Il n’a besoin d’aucune richesse financière, mais d’une volonté bonne et altruiste. Celui qui partage son pain, alors qu’il n’a qu’une miche pour soi, est plus généreux que celui qui donne l’équivalent de mille miches de pain sans que cela lui coûte un centime. Mais, plus important encore, l’acte ne peut être généreux que lorsqu’il existe une volonté de mettre fin à la situation de détresse qui est à l’origine de l’acte de générosité. Il ne peut servir à se dédouaner d’une responsabilité liée à cette détresse.

    Le degré de sacrifice lié à un don permet de savoir si celui-ci relève d’un acte de générosité. Un milliardaire dont la fortune ne cesse de croître grâce à ses investissements peut donner chaque année des dizaines de millions sans que cela porte atteinte à sa sécurité financière. Même en faisant don de la quasi-totalité de sa fortune, un multimilliardaire la reconstruira les mois qui suivent. Il peut diriger ses « bonnes actions » là où bon lui semble. Il détient ce choix, ce qui n’est pas le cas d’une personne aux faibles moyens. Si cette dernière a l’intention de faire acte de générosité envers une tierce personne ou association, elle devra choisir consciencieusement l’endroit où elle concentrera ses efforts. Si elle ne possède pas de moyens financiers importants, elle décidera éventuellement de consacrer une partie de sa vie pour aider volontairement des personnes ou une association autour de chez elle. Le sacrifice n’est pas le même, le choix est mesuré et pèse plus lourdement sur la vie de cette personne.

    Cependant, il existe des individus, même s’ils sont minoritaires, qui possèdent de grandes fortunes et sont révoltés du système dans lequel ils vivent. Se sentant mal à l’aise quant à l’accumulation démesurée du capital dans les mains d’une minorité dont ils font partie, ces ultrariches estiment qu’ils ont un devoir de redistribution et actent pour que le système répartisse mieux les richesses. Ce genre d’investissement paraît relever davantage de la générosité que celui d’un investissement mineur qui ne contribue en rien à l’amélioration de la société vers un modèle plus juste.

     

    La providence, ou comment conserver le pouvoir.

    Les personnes qui bénéficient d’un système déréglé, ainsi que les gouvernements qui œuvrent à son maintien, savent qu’ils doivent apaiser ceux qui pâtissent des inégalités pour ne pas être renversés. Une société qui profite largement à une faible partie de la population est une société qui n’a que peu de sens pour le reste. Le salaire, les aides sociales, les chèques-cadeaux et vacances, les micro-réductions à la pompe à essence… Toutes ces compensations tentent d’apaiser une masse d’individu qui, si elle ne pouvait survivre dans ce système, le renverserait.  En France, selon le site Quartz, seuls 5% des salariés se sentent pleinement satisfaits et impliqués dans leur entreprise. Ce qui traduit un mécontentement quotidien d’une grande partie de la population qui ne voit parfois pas le sens et la valeur ajoutée de la profession qu’elle effectue. Si nous observons en parallèle la distribution de la richesse en France, nous constatons que les 10% les plus riches possèdent un tiers du patrimoine brut de l’ensemble des ménages. Le niveau de vie moyen de ces 10% a augmenté ces dernières années, et parmi eux, les 500 plus grosses fortunes professionnelles, qui ont vu leur fortune multipliée par quatre en dix ans. Même si le taux de pauvreté reste stable ces dernières années, les conditions de vie se dégradent indéniablement lors des phénomènes d’inflation. En plus de ces inégalités, des mesures politiques viennent frapper les plus démunis. La loi sur le RSA (revenu de solidarité active) souhaite faire travailler ceux qui perçoivent ces aides, les APL (aides pour le logement) ont été réduites. Le message politique se traduit d’un côté par un mépris des plus démunis, qui sont renvoyés à des fainéants, et de l’autre une impunité pour les grandes entreprises, dont certaines souillent notre environnement, car incitant à la consommation de produits dont la conception est désastreuse en termes d’écologie. Dans une société qui profite au bonheur d’une minorité de la population, l’État Providence essaye de calmer les tensions grâce à des cache-misères. Le RSA permet à ses bénéficiaires de survivre, le chômage aide à souffler entre plusieurs périodes de travail, le salaire confortable de certains foyers leur permet de se conforter dans un matérialisme encouragé par un modèle productiviste. Lorsque les gilets jaunes ont fait trembler le gouvernement en 2018-2019, Emmanuel Macron a proposé une baisse d’impôt et une réindexation des petites retraites. Il n’a agi que sous la menace, parce qu’il savait que le système qu’il rend possible est injuste. Les acquis sociaux sont le résultat de la conquête sociale et d’une lutte acharnée contre des pouvoirs qui se savent illégitimes. Ils ne sont pas des propositions sociales émanant naturellement du pouvoir en place que l'on pourrait alors qualifier de "générosité étatique".

    En résumé, il faut rappeler que tous les dons sont les bienvenus lorsqu’il s’agit d’aider les plus démunis. Mais ces dons doivent être perçus et analysés correctement. Il paraît essentiel de le faire afin de ne pas altérer la notion de générosité. Il n’est pas généreux de provoquer la misère pour ensuite prétendre la soigner par quelques aides financières. Ceux qui en arrivent à une situation de précarité ont traversé des périodes difficiles qui ne peuvent être compensées par une aide sociale. La générosité, c’est faire en sorte que personne n’effectue une descente aux enfers et que la vie quotidienne des plus défavorisés s’améliore dans le temps, c’est contribuer à un système qui ne mettra pas au monde de nouvelles inégalités. Il n’existe pas de compensation à la misère et à toutes les périodes de souffrance vécues. Au lieu d’entretenir un système inégalitaire en aidant seulement les plus démunis à survivre, tout en les maintenant dans leur condition sociale, ceux qui ont un pouvoir financier ou politique seront qualifiés de généreux lorsqu’ils démontreront une volonté sincère de renverser ces privilèges.  

     

    Références