interview avec

François-Xavier Putallaz

Professeur à l'Université de Fribourg et membre
de la Commission nationale d'éthique dans le domaine de la médecine humaine



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    Philosophie.ch: Quelles sont vos tâches principales en tant que membre de la commission nationale d'éthique dans le domaine de la médecine humaine CNE et quelles sont celles que vous appréciez le plus?
     
    François-Xavier Putallaz: La commission nationale d’éthique dans le domaine de la médecine humaine est composée de 15 membres, et dotée d’un secrétariat scientifique. Parmi ces membres, il y a bien sûr des médecins, hommes et femmes, de diverses spécialités, des juristes également, mais de manière très curieuse presque pas de philosophes. Cela est très étonnant, puisque l’éthique est une discipline philosophique (et théologique dans le cas de la théologie morale).
    La responsabilité d’un philosophe consiste d’abord à écouter et apprendre: les sujets sont si vastes, variés, spécialisés, que la première tâche consiste à s’informer, avec humilité, pour comprendre au mieux les questions posées: transplantation d’organes, avortements tardifs, congélation d’ovules, tests non invasifs déterminant les qualités d’un fœtus.
    Chacun apporte un élément de spécialisation pour éclairer au mieux ces questions nouvelles. Un philosophe y ajoute deux spécificités: d’abord, si les questions sont nouvelles et inédites, il n’est pas vrai que l’éthique doit être chaque fois refondée. Un philosophe percevra tout de suite si une pratique, ou une thèse, relève de l’utilitarisme, d’une éthique de type kantien, ou autres, alors que plusieurs membres, juristes notamment, ne sont pas même informés du fait que leur position est peut-être millénaire. Ce premier apport culturel est important.
    Ensuite, deuxième apport, alors que certains aimeraient des réponses pratiques, voire des recettes toute faites, la philosophie décale le discours et pose des difficultés que beaucoup aimeraient éviter : « Vous ne voulez pas poser cette question ? Alors posons-là ! » Voilà un rôle essentiel de la philosophie.
    C’est le plus difficile pour un professionnel, car, hélas, l’éthique devient souvent un prêt-à-penser justifiant les pratiques au lieu de les questionner.
     
    Ph.: À quelles problématiques philosophiques êtes-vous confronté dans votre quotidien professionnel?
     
    F-X. P.: Ma formation est de philosophe, et d’abord d’histoire de la pensée médiévale. L’histoire est un grand atout pour les philosophes: il faut commencer par étudier l’histoire, avant d’en parler. Cela invite à l’humilité, et à la progressive prise de conscience combien il est difficile de penser par soi-même. Une grande partie de mes travaux ont été consacrés à la conception de la liberté au Moyen-Âge.
    Ces dernières années, j’ai été beaucoup sollicité pour les questions éthiques de fin de vie. Le lien est évident : les défenseurs de l’aide au suicide, par exemple, n’ont que le mot « liberté » à la bouche: « chacun est libre de sa propre mort ! », répète-t-on assez sottement, comme s’il s’agissait d’un droit. J’avoue que ce discours est affligeant d’inculture, chez ceux qui ne témoignent d’aucun sens critique du terme « liberté ». Le Moyen âge montre par exemple que le thème de « se tuer soi-même » est inséré dans le traité de la justice et de l’homicide: c’est les autres à qui on porte atteinte en se supprimant. Pareillement, il est ironique que les défenseurs de l’aide au suicide invoquent de manière non critique l’autonomie, dont la notion moderne, inventée par Kant, aboutit à l’inverse, c’est-à-dire à une mise en cause de la légitimité du suicide. Bref, il y a une grande inculture philosophique, à laquelle seule une bonne formation peut remédier. C’est urgent.
     
    Ph.: De quelle manière les études de philosophie vous aident-elles à résoudre certaines de vos tâches professionnelles?
     
    F-X. P.: Le Moyen âge universitaire connaissait un mode d’enseignement par discussion (les « disputationes »), c’est-à-dire des techniques très rigoureuses de mise en question, de réponses contrastées, et de détermination au terme du cheminement. Tout est ordonné à la vérité, mais la méthode est le débat technique.
    C’est le sens du travail en philosophie: montrer les différentes approches d’une même question, mettre en lumière leur force et leurs faiblesses. Mais le but reste toujours la vérité: essayer, autant que faire se peut, d’insérer ces différentes orientations au sein d’une seule conception synthétique, qui remet chaque thèse à sa plus juste place.
    Dans l’éthique médicale, il en va de même: la liberté (autonomie) par exemple est de très grande importance, mais son inflation actuelle aboutit à une exagération qui rend la position libertaire erronée et dangereuse. Là, les philosophes rejoignent les praticiens: par exemple, en 2018, la Fédération des médecins suisses (FMH) a fermement refusé l’idéologie de la « pure liberté » en matière d’aide au suicide. C’est une bonne nouvelle.
     
    Ph.: Que vous a apporté l’étude approfondie des textes / problématiques philosophiques dans votre vie professionnelle et personnelle? En quoi ces réflexions vous sont-elles utiles?
     
    F-X. P.: La philosophie ne vise pas d’abord l’utilité: elle recherche la vérité (vérité théorique en métaphysique, ou vérité pratique en morale). Et c’est là que, paradoxalement, elle peut être utile.
    En effet, il y a une rigueur de pensée philosophique, qui n’est pas semblable à la mathématique. C’est cette rigueur-là qu’il convient d’introduire en éthique médicale par exemple. Or comment s’y forme-t-on? notamment par la lecture des textes. Plus précisément par la lecture des grands textes: en se frottant de près à un dialogue complet de Platon, à la Critique de la raison pure, à un Commentaire d’Aristote par Thomas d’Aquin, ou à un livre de Bergson, la pensée du lecteur se mesure aux plus puissantes pensées de l’humanité. Et c’est ainsi, et ainsi seulement, qu’on se forme. Cela prend du temps. C’est difficile. Je suis allergique aux « philosophies improvisées », qui ne donnent pas grand résultat. Alors autant en rester au simple bon sens. L’urgence est donc à la formation: celle-ci doit se faire dans les gymnases d’abord, car c’est le lieu privilégié de la fréquentation des grands textes. La philosophie me semble la discipline la plus importante à cet égard avec la langue maternelle et les mathématiques,
     
    Ph.: Quelles autres expériences professionnelles, compétences et / ou engagements bénévoles et associatifs vous ont permis d’accéder à votre position actuelle?
     
    F-X. P.: La formation dont j’ai eu la chance de bénéficier est multiple. Familiale d’abord: la philosophie et la théologie étaient quotidiennes dans notre vie de famille (ce qui n’empêchait pas d’aller jouer au foot avec les amis). Musicale ensuite: il y a une analogie entre la rigueur souple de la pensée philosophique et le rythme de la musique. J’ai eu la grâce de faire partie d’un chœur de qualité dès mes 10 ans: on y apprend non seulement le solfège, la beauté de la musique du Palestrina, mais l’exigence de le faire ensemble, avec d’autres personnes qui chantent dans d’autres registres. Ce fut une expérience majeure. L’école bien sûr ensuite: une bonne formation de base, collège et latin, puis un excellent professeur de philosophie. Et l’université de Fribourg enfin, avec de la philosophie variée mais humaniste. Le repli de l’enseignement universitaire sur la seule philosophie analytique constitue un appauvrissement.
     
    Ph.: En quoi la commission d'éthique pourrait-elle "profiter" de Philosophie.ch? Ou à l’inverse: dans quelle mesure nos lecteurs pourraient-ils "profiter" de la commission d'éthique?
     
    F-X. P.: Un site comme le vôtre a, me semble-t-il, deux fonctions : la première de « vulgarisation », consistant à rendre la philosophie accessible. La deuxième d’« incitation » à lire les grands auteurs. Car rien ne remplace une telle lecture (qui ne peut se faire online, en glissant rapidement): il y faut du temps, de la persévérance, avec cette volonté de lutter jusqu’à ce qu’on comprenne. Si on s’en tient au « site », c’est insuffisant.
    La commission nationale d’éthique ne s’y intéressera pas. Hélas. Mais c’est ainsi.
    Aussi faut-il peut-être viser d’autres « commissions »: je pense aux commissions d’éthique clinique, qui ont à faire à des situations concrètes, au sein des hôpitaux. Je crois ce type de commissions plus fructueuses, finalement, que les Commissions nationales, lesquelles ont tendance à simplement cautionner ce qui se fait dans la pratique. Je préfère l’esprit critique. Car c’est la vérité qui s’y joue.

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