Paris le 7 mars 2023

De la démocratie en France : l'épisode des retraites.

Ce premier article d'Un oeil sur la France vient questionner la légitimité démocratique du gouvernement français. L'épisode des retraites servira de point d'ancrage pour établir une réflexion philosophique sur la question de la démocratie.

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    Le contexte

    Depuis ce mois de janvier 2023, la France connaît de nombreuses tensions politiques et sociales. La réforme des retraites promulguée par Emmanuel Macron fait face à de nombreuses oppositions. Celle-ci prévoit un recul de l’âge de départ à la retraite de 62 à 64 ans et une augmentation des durées de cotisation. Cette réforme, annoncée pour parer un futur déficit des caisses de pension, n’a pas réussi à convaincre l’opinion. Malgré une forte opposition dans les sondages[1] et dans la rue, le gouvernement adopta la loi le 16 mars 2023 grâce à l’article 49.3 de la constitution. Cet article permet au gouvernement d’adopter un projet de loi sans le vote de l’Assemblée nationale. Les opposants à la réforme dénoncent une crise démocratique et remettent en cause la capacité des institutions d’incarner la volonté du peuple. L’approche philosophique de ces évènements nous amènera à nous questionner sur l’essence de la démocratie. Qu’est-ce qu’une démocratie ? Comment la respecter ? Ces questionnements nous permettront par la suite d’analyser concrètement la situation politique française durant cette réforme et de répondre à la question suivante : les agissements du gouvernement français sont-ils anti-démocratiques ?

     

    Origine du mot "démocratie"

    Le mot « démocratie » provient du grec dêmokratia. Il signifie que le pouvoir (kratos) appartient au peuple (dêmos). Littéralement c’est le pouvoir du peuple. Il n’est cependant pas chose aisée de savoir concrètement comment ce terme est incarné au sein de nos institutions. Comme le dénotait le socialiste Auguste Blanqui, le mot démocratie est un mot « caoutchouc », tordu dans tous les sens par tous ceux qui l’emploient. Un système démocratique est un système qui représente la volonté du peuple. Mais qui est ce peuple ? Comme l’écrit la philosophe Stéphanie Roza, savoir qui est le peuple est une question qui occupe penseurs et politiciens depuis l’Antiquité[2]. Chez les Grecs, le peuple démocratique n’incluait ni les femmes ni les esclaves. En France, avant la révolution de 1789, le peuple qui décidait était composé de la noblesse et du clergé. Ensuite, ce furent seulement ceux qui pouvaient payer les impôts (suffrage censitaire) et ce jusqu’en 1792. Il a donc fallu un certain temps pour que le « véritable peuple », c’est-à-dire la totalité de la population majeure française inscrite sur les listes électorales, soit reconnu comme les garants de la démocratie. Mais alors, en quoi la république française pourrait être qualifiée d’anti-démocratique ? Pour répondre à cette question, il faudra analyser le fonctionnement des institutions françaises. Permettent-elles de protéger la démocratie ? Nous utiliserons la période de la réforme des retraites pour traiter de ce sujet.

    La première période de la réforme des retraites et des débats qu’elle a engendrée permet de rassembler quelques arguments au sujet de la légitimité démocratique de cette réforme.

     

    Les arguments des deux camps

     

    Arguments du gouvernement

    Le président a été élu démocratiquement, il ne fait qu’appliquer une réforme de son programme.

    Le gouvernement a le droit d’utiliser l'article 49.3 de la constitution pour faire passer une réforme.

     

    Arguments de l’opposition

    Cette réforme est rejetée par la majorité de la population française.

    Emmanuel Macron n’a pas été élu pour le projet de réforme des retraites. Beaucoup de ses électeurs ont simplement fait barrage à l'extrême droite (représentée par Marine Le Pen).

    L’utilisation excessive du 49.3 est un déni de démocratie.

     

    Lorsque l’on observe ces deux séries d’arguments, il est plus facile de dissocier deux camps. Un premier camp, celui du gouvernement et de ceux qui le soutiennent, se dit garant des institutions républicaines et du respect de la loi. Le deuxième camp, représenté par les syndicats, les grévistes et les manifestants, pense incarner tout autant les valeurs de la république (liberté, égalité, fraternité). Il remet en cause l’exercice des institutions politiques qui, selon lui, ne respectent pas ces valeurs démocratiques.

     

    Argument du gouvernement : le respect des institutions

    L’argument principal du gouvernement est celui de l’élection présidentielle. Seulement, peut-on affirmer que cette élection est suffisante pour assurer la légitimité démocratique d’un gouvernement ? La démocratie représente le consentement d’un peuple à un pouvoir censé le représenter, défendre ses idées. La consultation de la parole des citoyens une fois tous les cinq ans ne semble pas suffisante. L’allongement de la durée du travail doit être discutée, débattue et traitée avec minutie en engageant tous les acteurs de la vie politique. Les citoyens font tous partie de ses acteurs. Ils sont les premiers concernés par cette réforme. Dans le cas précis de la France, seul 27,8% de la population qui s’est exprimée a voté directement pour Emmanuel Macron au premier tour de l'élection présidentielle de 2022. Un quart de l’opinion était en faveur de ce candidat. Ce chiffre exprime une faible légitimité des urnes et ne donne aucune indication sur une possible popularité de la réforme des retraites. Le projet de cette réforme figurait parmi les propositions du candidat Macron, mais elle était de loin la plus populaire. Rien ne peut affirmer que les 27,8% d’électeurs français ont voté pour lui en faveur de cette réforme.

    En résumé, le premier camp gouvernemental perçoit la démocratie comme le respect du système de la Vème République. Le gouvernement applique les règles, et les règles sont censées incarner l’idéal démocratique. Dans le camp de l’opposition, la démocratie ne peut être vivante que si sa définition est respectée. C’est-à-dire un respect de la grande majorité de l’opinion à tout instant.

     

    Analysons premièrement la défense du gouvernement. Les règles de la Vème République sont-elles si démocratiques que ses défenseurs le prétendent ? Comme nous l’avons vu précédemment, la légitimité démocratique du président, et donc de ses décisions, est ébranlée par le faible score des élections présidentielles. Commençons alors par questionner le suffrage universel direct et sa capacité d'impulser la démocratie. Certains arguments de philosophie politique remettent en question la légitimité d’un pouvoir basée seulement sur le vote car il ne peut représenter une étude de l’opinion générale[3]. Tous les programmes ne sont pas lus, les candidats ne sont pas tous choisis par les électeurs, le candidat élu récolte une grande partie de votes d'oppositions (électeurs qui votent contre le candidat adverse au lieu de voter pour le candidat élu). Le respect du principe de démocratie est complexe, il ne s’agit pas de jeter aux oubliettes le suffrage universel direct. Seulement, à l’échelle d’un pays aussi grand, avec des enjeux aussi complexes et des intérêts pluriels, le vote présidentiel une fois tous les cinq ans ne fonde en aucun cas la pérennité de la légitimité démocratique. Cette légitimité est de tous les instants, elle ne peut qu’être le résultat d’une consultation permanente des intérêts du peuple et d'une prise en compte de la complexité du terrain. Pour ces raisons, un argument volontariste (légitimité de l’autorité basée sur le consentement) est rejeté parce que non respecté.

     

    Arguments de l'opposition : crise démocratique

    De son côté, l’opposition dénonce un déni de démocratie de la part du gouvernement. Plusieurs raisons nourrissent cette accusation. La première est la perte de confiance en la capacité de la Vème République d’assurer la représentation de l’intérêt de la population. Une enquête du journal Le Monde révèle que les deux tiers de la population française considèrent que la démocratie ne fonctionne pas bien en France[4]. Seul un quart des personnes interrogées font confiance au gouvernement pour faire face aux crises sociales actuelles. Ces sondages révèlent le paradoxe entre, d'un côté, la parole de confiance du gouvernement à incarner celle du peuple et à gérer les crises et, de l'autre, l’avis réel de la population qu’il gouverne.

    La deuxième raison de cette accusation naît du sentiment d'un mépris du gouvernement vis-à-vis des manifestants qui ont pavés le sol durant treize journées de mobilisation. Les manifestations massives sont le signe de la colère de millions de personnes. Plusieurs millions dans la rue, d’autres, ne pouvant pas faire grève, soutinrent ce mouvement. Au total, 64% des Français s’opposaient à la réforme début février, soit juste après l’annonce la présentation du texte au conseil des ministres le 23 janvier 2023. Tous les signes du gouvernement ont été considéré comme un mépris de la parole citoyenne : absence de réaction du gouvernement face aux revendications des manifestants, refus d’inviter des délégués syndicaux pendant la période de débat à l'Assemblée, faible prise de parole du président de la République pendant la période de tensions sociales, passage en force de la loi via l’article 49.3 de la constitution, escalade de la violence policière lors des manifestations, interdiction de certaines manifestations locales. Le droit de manifester est le symbole, en France, d’un respect de l’expression de l’opinion. Il incarne une des nécessités de toute démocratie : le droit à la contestation et à la critique de l’autorité politique. Si cet outil n’exerce plus aucune influence sur les décisions politiques, il est nécessaire de questionner la capacité de nos institutions d'être à l’écoute et de respecter la décision populaire.

     

    La démocratie : un rappel à l'ordre permanent

    Le sens du mot « démocratie » est indissociable de son utilisation. Personne ne peut aimer la démocratie ou en être le garant tout en bafouant la parole citoyenne. Nos institutions ont un rôle permanent à jouer : celui de montrer aux citoyens qu’elles incarnent les valeurs républicaines. L'État se doit de prouver chaque jour qu’il mérite le pouvoir que les citoyens lui transmettent pour gérer le bon fonctionnement du pays. Un rappel à l’ordre est donc nécessaire lorsque ces fondamentaux ne sont plus maintenus.

     

    Références

    [1] France info, Retraites : 64% des Français se disent opposés à la réforme et le soutien à la mobilisation bondit, 2 février 2023, https://www.francetvinfo.fr/economie/retraite/reforme-des-retraites/sondage-retraites-64-des-francais-se-disent-opposes-a-la-reforme-et-le-soutien-a-la-mobilisation-bondit_5636702.html.
    [2] Stéphanie Roza, Qui est le peuple ?, Le 1, 29 mars 2023.
    [3] Notamment les recherches sur l’obligation politique et sur l’analyse de l’argument volontariste servant à donner une légitimité à l’autorité politique.
    [4] Le Monde, La défiance envers la politique fait son retour en France après la parenthèse du Covid, 15 mars 2023, https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/03/15/la-defiance-envers-la-politique-fait-son-retour-en-france-apres-la-parenthese-du-covid_6165504_823448.html