Santé et vie philosophique

L’être humain vit dans une société dans laquelle prédomine la maîtrise sur les moyens qu’il se donne pour produire, consommer et s’amuser sans qu’il devienne nécessaire de s’interroger sur le sens du réel et de l’existence humaine. Dans une telle société, la santé, comme le bien-être, devient un objet de manipulation et non plus un objet de réflexion.

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    Pourquoi alors la philosophie devrait-elle s’intéresser à la santé? Principalement à la santé mentale? N’est-elle pas l’affaire des « psy » de tout genre? Existe-t-il un rapport entre la philosophie et la santé, entre la quête de sagesse et le bien-être?

    Mon propos n’est pas animé du désir de convaincre ou d’expliquer les mécanismes qui procurent le bien-être comme le font les scientifiques, mais de montrer et de comprendre ce qui organise notre réflexion et notre expérience du bien-être. Il existe un sens à notre bien-être, mais ce sens se dit de bien des manières, car il n’en finit jamais de se préciser. Dans ce contexte, la tâche du philosophe est double : détruire ou déconstruire les illusions qui entourent l’idée du bien-être et rétablir son sens possible. Car si le bien-être trouve son sens dans l’exercice philosophique, nous avons dès lors besoin de lutter contre les faux langages du bien-être, dont l’idée qui consiste à croire que l’être humain peut produire du bien-être autant qu’il le désire.

    Nous savons très bien ce qu’est le bien-être lorsque nous en faisons l’expérience. Pourtant, si l’on nous demande de dire ce que c’est, nous ne le savons plus. Comme si les mots nous manquaient ou ne suffisaient pas. Ce n’est pas pour rien qu’on a déjà défini la santé par la négative. La santé a longtemps été conçue comme une absence de maladie. Il s’agit d’être malade, d’être incommodé et envahi par des symptômes pour se rendre compte que la santé est une chose que nous oublions facilement. C’est probablement dans la nature même de la santé de se faire oublier. Alors, que pouvons-nous dire d’une chose qui existe, mais qui se tient en retrait, hors de notre conscience? La santé, comme l’existence, devient un objet propre à la pensée philosophique. Il s’agit de penser sans concept ce qui se donne à nous dans la plus grande discrétion. Dès lors, il est permis de penser qu’une approche narrative est tout indiquée pour aborder le phénomène de la santé dans sa manifestation silencieuse.

    Si l’on observe l’expérience vécue des gens malades, nous pouvons dire qu’être malade, c’est se sentir écrasé. La maladie vécue nous coupe du possible, de notre liberté. Il n’est plus possible pour la personne malade d’imaginer le monde autrement, dans ses possibilités. De son côté, la santé c’est ce qui nous permet de déployer notre imaginaire dans une histoire de vie. Être en santé, c’est être habité par la grâce de l’imagination qui nous engendre comme être humain et qui se découvre par les images.

    La question du rapport entre la santé et la philosophie est une vieille question pour les philosophes. Pythagore et Platon s’y sont intéressés. Par exemple, pour Platon, la philosophie, contrairement à la médecine qui soigne le corps, est une thérapie de l’âme.  Le sens du mot thérapie, qui provient du grec ancien θεραπευειν, signifie « être au service ». En ce sens, la philosophie, en tant que thérapie, se met au service de l’âme. L’être humain ne s’exerce pas à la philosophie pour bien paraître ou obtenir du succès dans la sphère publique en développant l’art de convaincre, mais pour exercer une influence sur l’âme humaine. Pour les stoïciens, cela constitue l’essentiel de l’exercice philosophique. Pour ces derniers, la philosophie permet la compréhension du rôle que jouent nos pensées dans la génération de nos états d’âme ou de nos émotions. Nos émotions déplaisantes, comme la tristesse, proviennent d’un manque de discernement. La tâche du philosophe consiste à départager ce qui appartient à l’être humain de ce qui ne lui appartient pas. Il s’agit de se débarrasser de ces pensées qui génèrent ces émotions qui entravent notre rapport à la nature ou à l’essence de notre être. C’est ainsi que nos erreurs de raisonnement ou de compréhension créent notre mal-être. De là, l’importance d’être attentif aux pensées qui traversent notre esprit. Il s’agit de se poser en témoin afin de discerner les pensées qui contribuent à notre bonheur ou à notre santé mentale de celles qui nous entraînent dans de profonds malaises. L’idée est de vivre au plus près de la nature, dans la vérité de notre être, car c’est celle-ci qui octroie le bien-être. Descartes fera de cette idée le fil conducteur de sa vie pratique.

    La santé, dans son jeu de retrait  ̶ comme tout objet philosophique  ̶, est un objet d’étonnement et d’émerveillement qui se montre seulement si on la laisse à elle-même. Pour la philosophie, il s’agit que la santé redevienne une expérience vive qui échappe à l’objectivation et qui donne à penser.

    Selon le psychiatre français Henri Ey, la psychopathologie est une maladie de la liberté. La maladie se caractérise par une perte de liberté de penser, de ressentir, de choisir et d’agir. Certes, la liberté d’agir, de choisir, de ressentir et de penser est limitée en raison de la finitude humaine. Mais lorsque la maladie atteint la liberté de penser, il y a un écroulement de l’existence humaine. En ce sens, la santé consiste à vivre dans un horizon marqué par l’ouverture, par le possible, par l’imagination. C’est la tâche de la philosophie d’élargir nos horizons afin de penser autrement, de manière créative, même dans la maladie. À l’instar de Kant, il convient de développer le courage de penser en dépit de la maladie. Certes, le bien-être et la santé sont importants dans la vie humaine, mais seulement comme support au déploiement de la pensée réflexive. En somme, la santé ou le bien-être ne sont pas une fin en soi, mais un levier pour une vie en quête de liberté. Car à quoi bon la santé, si elle ne nous procure pas le loisir de nous adonner à la philosophie, à l’exercice de se penser comme être humain? Il existe ainsi une réciprocité entre la philosophie et la santé : l’une et l’autre se nourrissent et grandissent ensemble. Elles ont besoin l’une de l’autre pour exister. Car ce qui compte au final, c’est une vie qui trouve son intelligibilité dans un monde de sens.