"Accompagner" le patient: renoncement à l'art de soigner, ou nouvelle norme de la relation de soin?

La philosophe et sociologue hollandaise AnneMarie Mol a publié en 2006 un ouvrage intitulé The Logic of care – Health and the problem of patient choice, depuis traduit en français sous le titre de Ce que soigner veut dire – repenser le libre choix du patient (2009). Dans cet ouvrage, elle analyse, compare et évalue trois « logiques » de la prise en charge médicale : celle du client, celle du citoyen et celle du sujet de soin.

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    Selon elle, les deux premières, bien que distinctes, vont dans le sens d’une conception du patient - à qui on fait payer un service médical ou qu’on considère comme un sujet libre - mis en position de décider pour lui-même. Elle oppose cette perspective à ce qu’elle décrit comme la logique du soin, dans laquelle le patient, loin d’être le jouet passif de la décision médicale, est engagé et nécessairement partie prenante de toute une série d’actes. Elle développe son analyse à partir d’enquêtes ancrées dans des contextes géographiques, sociaux, thérapeutiques spécifiques – des patients diabétiques suivis en Hollande – mais entend poser des questions sur le soin pertinentes dans d’autres contextes. Elle dénonce notamment l’idéal du sujet autonome et souligne les réseaux de lien dans lesquels tout un chacun est pris.

    La lecture d’un tel texte est très stimulante pour qui s’intéresse au contexte français de soin. Dénoncer l’idéal d’autonomie, passées les critiques sur son caractère illusoire, a-t-il le même sens et la même pertinence dans ce contexte que dans celui où la notion d’autonomie (ou plus exactement le respect de l’autonomie du patient) s’est imposée depuis plusieurs décennies comme valeur clé de la relation entre patient et équipe médicale ? Rien n’est moins certain.

    Quoiqu’il en soit, on retient aussi de cette lecture l’analyse de formes très diverses d’activités conjointes, dans lesquelles les équipes médicales et les patient(e)s sont engagés ensemble. Or, en France également, en fonction de l’état des personnes, l’idée s’est affirmée que les patients sont, de façon légitime du point de vue éthique, partie prenante de la réflexion sur les objectifs et les modalités de leur prise en charge, voire de la décision à ce sujet – ce que la loi accorde sous certaines conditions et dans certaines limites.

    À notre sens, l’usage d’un terme en particulier indique cette inflexion récente de la conception du soin médical : celui d’« accompagnement ». Le terme d’accompagnement est d’usage courant. Il n’a pas de signification philosophique particulière et ne prétend pas au statut de « concept ». Dans la langue française, il apparaît dès le 13ème siècle, dérivé du verbe accompagner, mot attesté dès le 11ème siècle et formé à partir du terme  de l’ancien français « compagnon, compain ». Il a d’abord une acception juridique dans le droit féodal : il renvoie à un contrat d’association. Il est également utilisé non à propos des personnes, mais des choses, de façon métonymique - « un accompagnement de légumes », ainsi qu’en musique, l’accompagnement désignant la partie d’un morceau jouée avec la partie principale au 17ème siècle. À ce jour, il a conservé ces diverses significations dans le langage de la vie ordinaire, et son usage s’est étendu aux domaines des relations entre personnes, qu’on retrouve dans le contexte du soin médical hospitalier. Dans ce cadre, il n’est pas employé pour écarter le terme de soin, ou lui trouver un substitut. Il vient de surcroît, pour qualifier l’attitude que devrait adopter l’équipe médicale dans la relation à la personne malade qu’elle soigne.

    Lorsqu’on y prête attention, on observe un usage récurrent de ce terme, dans les réflexions sur les bonnes pratiques médicales, les textes d’instances éthiques et les descriptions que font certaines équipes médicales de leur activité. Si le terme d’accompagnement oriente dans tous les cas de figure vers l’idée d’un « être-avec » (le patient, ses proches) dans l’exercice de la médecine, cet « être-avec » n’a ni la même raison d’être ni la même signification selon les contextes de soin où il est envisagé.

    Il convient donc d’initier une enquête au sujet de cet usage et des enjeux qu’il recèle, d’autant que, dans ses usages ordinaires, la notion d’accompagnement est rarement définie et semble aller de soi. À l’hôpital, les équipes médicales « accompagnent » un malade en fin de vie ; elles « accompagnent » tous les malades, mais en particulier ceux qu’elles ne peuvent pas guérir et à qui elles proposent une prise en charge palliative. Elles « accompagnent » au long cours les personnes atteintes de maladie chronique ou de pathologies qu’on décrit comme chroniques aujourd’hui, même si elles conservent leur dimension létale, comme nombre de cancers. Ces équipes « accompagnent » les parents de nouveaux nés en service de réanimation néo-natale, et aussi les patientes en cours de grossesse confrontées à l’hypothèse d’une interruption médicale de grossesse. Ces femmes, et leurs conjoints, ne sont certes pas des « patients » à proprement parler, mais ils sont confrontés à des choix jugés tragiques et traversent une épreuve à laquelle les équipes médicales entendent se montrer attentives. Le personnel des maisons de retraite, dont la médicalisation prend des formes variées, « accompagnent » des personnes âgées qui ont des capacités mentales et/ou physiologiques peut-être diminuées, mais ne sont pas considérées et ne se voient pas elles-mêmes comme « en fin de vie ». Quel(s) sens a ce terme ? Quelle interprétation donner à son usage ? Quels enjeux éthiques recouvre celui-ci ?

    "L'accompagnement" au coeur de l'évolution contemporaine de la relation patient / médecin

    La notion d’accompagnement est utilisée, de façon très courante, pour décrire des pratiques de soin, dans des contextes thérapeutiques très variés, tant par les acteurs du soin que ceux qui en bénéficient. C’est un phénomène qui retient l’attention, compte tenu de l’hyper-spécialisation médicale et de la fragmentation des questionnements sur les décisions médicales, leurs enjeux institutionnels, éthiques, politiques et juridiques, selon chaque spécialité.

    L’intérêt d’une analyse de ces usages tient non seulement à la nécessité d’en éclairer la signification dans tous ces contextes, mais aussi d’identifier les questionnements et les doutes qu’elle recouvre. Prenons un exemple pour illustrer ce point. Dans le cas de la prise en charge de personnes sans domicile fixe, les équipes médicales s’interrogent sur les manières de prendre en charge de façon adéquate et efficace des patients dont les conditions de vie sont jugées défavorables à une action thérapeutique suivie : comment soigner des personnes pour des troubles psychiques et/ou des affections physiologiques lorsqu’elles vivent à la rue ? La réponse donnée consiste à dire qu’il s’agit de les « accompagner » au mieux dans leur parcours de vie et de soin : en créant des structures dédiées, en allant au-devant d’elles dans la rue, en acceptant de tisser un lien au long cours, toujours fragile, en acceptant qu’elles prennent leur médicament de façon irrégulière, etc. Elle recèle elle-même des interrogations auxquelles il est difficile d’apporter une réponse univoque. Cet accompagnement, se demande-t-on parfois, peut-il se traduire par un « forçage » : peut-on soigner la personne malgré elle ?

    Enfin, l’intérêt d’une telle analyse réside dans l’interprétation à donner de l’émergence de cet usage, en tenant compte de l’histoire de la médecine et de la mission hospitalière. Cette histoire, considérée dans ses 30-40 dernières années, s’est bâtie sur deux piliers principaux. Tout d’abord, au cours de ces années, on est passé de l’accompagnement perçu comme médecine par défaut à une nouvelle norme du soin investie de façon positive. On n’accompagne plus un patient parce qu’on ne sait pas le soigner : on l’accompagne en vue de le soigner ; on l’accompagne pour le soigner autrement et mieux qu’on ne le ferait sans cet accompagnement. Au cours de cette histoire, l’idée qu’une équipe médicale doit accompagner son patient s’est aussi développée en lien avec l’introduction compliquée mais réelle de la question de l’autonomie du patient dans la réflexion sur la « bonne » relation de soin. L’émergence de la norme de l’accompagnement peut se lire, de ce point de vue comme une manière de prendre acte de cette question, de faire une place à cette autonomie du patient, tout en conservant un rôle essentiel pour l’équipe médicale dans les décisions qui concernent le patient.  De ce point de vue, elle peut être comprise comme une norme de compromis entre deux manières concurrentes d’envisager la relation de soin.

    L’accompagnement s’est constitué, au fil de cette histoire, comme une réponse appropriée aux questions posées sur la « bonne » relation de soin. Pour autant, il ne faut pas lire cette histoire comme celle de l’avènement d’une nouvelle certitude éthique, sur laquelle on pourrait se reposer. Ceux qui se réclameraient d’une telle certitude manquent de voir à quel point le sens de ce terme est flou et multiple. Cette histoire est avant tout celle de l’interrogation inquiète et vive d’une société et d’une profession en quête de façons de faire, d’être et de dialoguer dans le contexte du soin médical hospitalier. Elle est aussi celle de conflits éthiques majeurs comme l’illustre le débat français contemporain sur l’accompagnement médical de la fin de vie : si l’on s’accorde à vouloir « accompagner » les patients, l’idée d’un geste « actif », d’une aide active à mourir, la pertinence de la distinction entre geste actif / geste passif, l’arrêt de l’hydratation et de l’alimentation, la légitimité éthique de la sédation terminale ressurgissent comme autant de motifs de divergence.