Kīlauea, Hawaii, Photo de James. L. Amos

Les espaces de transformation et leur potentiel subversif

– sur les dimensions politiques de la pensée de Michel Serres dans Le Parasite (1980) et Relire le Relié (2019).

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    Michel Serres est un penseur de la multiplicité, et sa philosophie se caractérise par une palette fascinante de diversités, des nombreuses possibilités d'association et des multiples dimensions de la représentation. Ou comme le dit Serres lui-même : « Qu'est-ce que penser ? C'est avoir une relation avec la multiplicité »[1]. Avec Hannah Arendt, on pourrait donc dire que la philosophie de Serres se caractérise par une liberté de mouvement presque illimitée, par son « unermüdliches Überallhingehenkönnen » (capacité infatigable à aller partout ).[2] C'est précisément cette randonnée libre qui se répercute sur la pensée de Serres elle-même et la transforme sans cesse, la maintient en mouvement.[3] Ce faisant, Michel Serres suit, comme il l'écrit dans Le Parasite, « les crêtes stochastiques », les événements qui le guident à travers l'immensité de « l'espace transcendantal de plongement » (Serres, 1980, p. 94). Avec Serres, nous nous trouvons donc en pleine randonnée à travers un « espace de transformation » (1980, p. 97). Les espaces de transformation, comme nous allons le démontrer, sont un thème récurrent qui prend une importance croissante dans l'œuvre de Serres. Ils sont des lieux de changement, de potentialité ou encore des « mondes virtuels » qui, comme Serres le développera dans son dernier livre, Relire le Relié, font irruption et se manifestent sous les formes les plus diverses dans notre monde actuel comme des « points chauds ». Mais sa pensée de la multiplicité et même son exploration des espaces de transformation et virtuels ne se réduit pas à une sphère immatérielle de la pensée sans vie, détachée du monde. Bien au contraire : « Nous ne pouvons ni penser ni agir comme si nous n'étions pas faits de matière, comme si, ensuite, nous n'étions pas des êtres vivants, puis des bêtes » (Serres, 2019, p. 89). Serres est donc un penseur de la sensualité, c'est-à-dire un penseur qui travaille avec et sur l'imbrication matérielle du monde et du savoir. Cette imbrication permet aussi à la philosophie de Serres d'aborder des problèmes politiques – le rend même presque incontournable : elle l'imprègne d'aspects politiques et, plus radicalement, indique que sa pensée laisse des traces dans le monde.

    L'objectif de cet essai sera donc d'examiner précisément les dimensions politiques de sa pensée de la multiplicité (1), ainsi que ses composantes performatives (2). Pour ce faire, l'objet de cet essai sera l'espace de la transformation dans deux œuvres de la seconde moitié de la vie de Michel Serres : en tant qu'espace transcendantal de plongement dans Le Parasite et à travers des phénomènes volcaniques, les points chauds dans Relire le Relié. Dans la première section de cet essai, il s'agit donc d'esquisser la compréhension de l'espace de transformation de Serres à travers l'analyse des systèmes et du bruit dans Le Parasite afin de montrer que cet espace de transformation, le bruit primordial, est politiquement contesté et canalisé. Dans la deuxième partie, nous montrerons que dans Relire le Relié, l'espace de la transformation devient pensable comme un phénomène vital et que le potentiel de subversion ne se trouve plus aux marges des systèmes, dans leurs zones d'interférence. Bien plus, Serres nous indiquera que la subversion est à l'œuvre partout dans le monde, matériellement et virtuellement, en tant que points chauds reliant la transcendance à l'immanence. Alors que dans Le Parasite, la dimension politique de la pensée de Serres du bruit comme potentiel subversif peut être située plutôt au niveau théorique et structurel, dans Relire le Relié par contre, elle apparaît finalement comme un aspect performatif de la pensée de Serres.
     

    Le Parasite : Les espaces de transformations comme des espaces d'interférence

    Le Parasite, publié en 1980, est l'une des œuvres majeures de Michel Serres et constitue le point de départ de notre étude des espaces de transformation dans son œuvre. L'objet d'étude central de ce livre est le parasitaire en tant que bruit à la fois perturbateur et constitutif de tout système de communication. Or, ces systèmes sont multiples et parfois extrêmement complexes, ce qui vaut également pour les différentes formes de parasitisme. En outre, la réflexion sur le parasite est elle-même déjà parasitaire, et Serres n'analyse donc pas à partir d'un espace apparemment exempt de perturbations, mais se consacre aux canaux les plus divers, des fables et des mythes à la philosophie, aux mathématiques et aux sciences. Ce faisant, Serres établit un concept provisoire de systèmes dans lesquels la stabilité et l'invariance sont temporairement garanties par la variation. La perturbation et l'asymétrie sont donc une partie constitutive du système lui-même : « L'écart est de la chose même et peut-être la produit-il. (…) Au commencement est le bruit. » (1980, p. 23) Il est donc clair qu'il n'existe pas un seul système qui soit parfait : « ça marche parce que ça ne marche pas. » (1980, p.22)

    Dans ce contexte, la compréhension de l'espace de transformation à travers le système parasitaire sera donc notre premier point à aborder. Comme le montrera l'analyse du passage suivant, dans Le Parasite les espaces de transformation apparaissent là où les systèmes interfèrent, aux frontières non-linéaires des systèmes :

    Il s'approche de la frontière. Il a, de plus en plus, la voix du refoulé. La frontière qu'il traverse n'est pas linéaire. A l'extérieur, il n'entend que du bruit, le brouhaha que font les invités (…). La frontière est large, elle est la couronne, le tore du renversement. Elle va du message à bruit refoulé au bruit à message refoulé. Le couple fluctue dans le tore. Le tore est l'espace de transformation du bruit en message et inversement, pour l'observateur. (1980, p. 93)

    Dans ce paragraphe, Serres utilise un exemple quotidien pour décrire ce qui se passe lorsque deux systèmes interfèrent. Pour contextualiser le paragraphe, supposons (pour rester proche de l'exemple donné par Serres lui-même) qu'il s'agit d'une invitée à une soirée. Elle est en train de discuter avec une autre invitée au milieu de l'agitation de la fête, le brouhaha en arrière-plan ne les dérange pas. Brusquement, la sonnerie du téléphone (un bruit parasitaire) interrompt le brouhaha, l'invitée décroche le combiné. Mais lorsque l'entretien téléphonique a commencé, le brouhaha en arrière-plan se transforme en un bruit parasitaire pour la personne qui téléphone. Pour mieux entendre sa correspondante, elle s'éloigne du groupe avec son téléphone. Elle se rapproche ainsi de la frontière dont il est question dans le passage ci-dessus. 

    Mais que comprend exactement Serres par une frontière « non-linéaire », « couronne » ? Imaginons que notre invitée se rend dans une pièce séparée pour comprendre encore mieux sa correspondante : Le bruit de la fête continue de traverser la fine paroi, parfois même quelques mots concrets peuvent être identifiés à travers la barrière, l'invitée au téléphone se trouve alors dans le système de la fête (le « bruit des messages supprimés ») pendant un court instant, avant de se tourner à nouveau vers la conversation téléphonique, le deuxième système. L’invitée oscille donc constamment entre deux systèmes qui se transforment en alternance, du message au bruit dérangeant. Cette oscillation entre les systèmes se fait précisément sur cette frontière floue et large que Serres appelle aussi le « tore du renversement » : « Le tore est l'espace de transformation du bruit en message et inversement » (1980, 93).
    Ainsi, l'importance du tore d'inversion pour notre analyse de l'espace de transformation devient plus visible : Nous avons vu qu’il est un lieu de possibilités, un lieu où le bruit peut devenir un message et le message un bruit, où une chose peut se transformer en son contraire. Si l'on restait à l'intérieur d'un système, ces possibilités resteraient cachées, car à l'intérieur du système, tout a son ordre, chaque mot a sa signification. En revanche, c'est précisément là, comme le dit Serres, où « les systèmes interfèrent » (1980, p. 93), où les systèmes se croisent, où les possibilités s'ouvrent et un potentiel subversif est situé. L'interférence est pour Serres « un phénomène pour l'ouïe, le regard et le physique, une métaphore », certes, mais pas seulement : elle forme également, « un art d'inventer », c'est-à-dire un « espace nu et chaotique de la terre normande », un « espace de transformation » : « On y change sa raison de vivre, on y change aussi la raison tout court » (1980, p.97). Avec Serres, nous pouvons donc dire que les transformations fondamentales ont lieu là où il y a du bruit, là où les systèmes interfèrent, « dans leurs intersections ou leurs interférences, dans un espace conditionnel où ils se trouvaient tous plongés » (1980, p. 94). Dans cet espace, l'ordre et le désordre, le bruit et le message fluctuent et ne peuvent être clairement déterminés sur une longue période.  
    Mais l'analyse ne se limite pas au domaine de la théorie de l'information au sens strict. Et c'est précisément dans le changement ludique et souvent désinvolte d'axe d'analyse que Serres commet si souvent, du niveau micro au niveau macro, que les implications politiques de la pensée de Serres deviennent explicites : 

    Ainsi le politique, par exemple. Rien n'existe plus que lui, puisqu'il est toujours là, dans nos relations et le système où nous vivons, et pourtant rien n'existe moins que lui, puisqu'un certain bruit le fait immédiatement disparaître, au-dessus du seuil de son accoutumance et de la nôtre. Il est lui-même un bruit du système qui ne peut être supplanté que par le bruit. Ainsi le bruit (…) est chute dans le désordre, ainsi le bruit est le début d'un ordre. (1980, 108) 

    Que nous dit Serres ici ? Le bruit, le politique (das Politische)[4], oscille entre deux formes, deux fonctions : D'un côté, le bruit a la capacité de fixer l'ordre de manière violente ou même silencieuse. D'autre part, le bruit peut se révéler être un espace de transformation, une sphère de pure potentialité dans laquelle les systèmes sont plongés et qui signifie, au niveau social, un potentiel incontournable et primordial de subversion et de renversement, d'où émergent ensuite de nouveaux ordres. Ce sont les deux aspects du bruit qui sont supprimés dans un système. Cela devient également clair dans le chapitre « Le moyen, le milieu », où Serres montre que l'accès à la sphère de la transformation est contesté et n'échappe pas aux influences du pouvoir : Plus une personne participe au système, moins elle perçoit de bruit et reste donc « dans le bon, le juste, le vrai, la nature, la norme. Tous les dogmatismes vivent de ce partage, aveugle ou décidé. » (1980, p. 91) En même temps, nous pouvons dire avec Foucault que, spécifiquement dans la modernité, le bruit qui crée l'ordre est également supprimé, caractère subtil et invisible du pouvoir disciplinaire.[5]

    Nous avons vu : Le couple bruit-message fait partie du système lui-même, en même temps, ce « couple et ce rapport sont prélevés par un observateur sis dans le système » (1980, p. 91). Cet observateur, le tiers, maximise le message et minimise le bruit. Or, il n'est pas question que le tiers soit un observateur neutre. Au contraire, écrit Serres, ce refoulement est « l'excommunication religieuse, l'emprisonnement politique, l'isolement des malades, l'enlèvement des ordures, l'hygiène généralisée, la pasteurisation du lait, etc., que le refoulement au sens analytique. » (1980, p. 91) Toutefois, il n'est pas le cas que les systèmes se barricadent complètement contre l'extraordinaire. C'est ce qui ressort du théorème que Serres énonce relativement au début de son livre : « Théorème : le bruit suscite un système nouveau, un ordre plus complexe que la simple chaîne. Ce parasite-là interrompt à première vue, il consolide à la seconde. ». (1980, p. 24) Concrètement, cela signifie que si les systèmes à norme unique sont cruels, ce sont les systèmes à normes multiples, à variables multiples, « groupant chaque fois une norme et sa contre-norme, et leur fonctionnement d'inclusion » (1980, p. 92), qui sont les systèmes vraiment puissants. Au lieu d'exclure complètement tous les bruits, les perturbateurs et les révolutionnaires, les folles, les déviantes, les dissidentes, il est plus intéressant, voire stabilisant pour un système, de s'approprier le tiers, ces mêmes perturbateurs (cf. 1980, p. 92). Cela sert de vaccin, un organisme se guérit de ses microbes, comme le dit Serres, il s'immunise. Par conséquent, le bruit est donc « signe de croissance de la complexité » (1980, p. 90) d’un système et la « tolérance est de la panoplie de l'intolérance. » (1980, p. 92

    La question de l'accessibilité à la sphère de la potentialité, du bruit, est loin d’être une pure question d'accessibilité épistémologique, et se caractérise par son comportement doublement paradoxal : d'un côté, le bruit est constitutif du système, de l’ordre, mais en même temps pour la rupture de ce même ordre. Dans ses deux fonctions le bruit est réprimé, et doit donc être considéré comme politiquement disputé et canalisé. Dans le même temps, les réflexions de Serres sur la théorie de l'information ont permis de comprendre que les bords, l'espace d'interférence des systèmes, recèlent un potentiel subversif primordial incontournable, qui précède l'ordre lui-même.
    Nous nous tournerons maintenant vers la dernière œuvre de Serres pour voir comment Serres y conçoit l'espace de transformation et examiner les changements de cette conception comparée à celle du Parasite. Parallèlement, la dimension politique de la pensée de Serres sera à nouveau mise en évidence, particulièrement dans sa dimension performative.
     
    Relire le Relié : Les espaces de transformations comme des points chauds volcaniques

    Relire le Relié, le dernier livre de Michel Serres, est un essai sur la religion et une tentative de comprendre la religion à partir de sa fonction reliant[6] : 

    La religion relie mon cœur à la marée, mes poumons à la montagne, ma faim à la terre, mes émotions aux tremblements sismiques, le feu des volcans et des étoiles à la chaleur de mes membres, de mon sexe et de mes sentiments ; sa plaque brûlante relie aux autres mes amours et mes connaissances, elle relie ma vie au destin du monde et de l’humanité. (2019, 87f.)

    La religion est ce qui relie horizontalement les hommes, les animaux et les plantes, la nature organique et inorganique. Verticalement elle nous relie avec l'au-delà et avec les mondes virtuels, le royaume des possibilités, elle relie la terre avec le ciel. Il y a différentes virtualités, différents mondes virtuels, mais la flamme religieuse semble être particulièrement créative (sacer) et en même temps violente (sanctus), assurant l'émergence du nouveau : Selon Serres, c'est pendant la vague axiale (Achsenzeit), où les différentes vagues virtuelles[7] interfèrent entre elles, formant ainsi un « foyer lumineux du virtuel d’où découle tout pouvoir et tout savoir. » (2019, p. 39) Serres examine dans Relire le Relié un univers virtuel qui ne se plie jamais à nos lois (cf. 2019, p. 138) et qui pourtant nous frappe au plus profond de notre être dans toute son absence. Malgré « l'infinie ténuité du virtuel », cette « extrême fragilité » engendre nos « puissances actuelles, matérielles, réelles » (2019, p. 39). Exactement à ce moment-là, la virtualité fait « violemment » irruption dans notre monde. Ou pour le dire avec les mots de Serres : parfois ce monde virtuel se manifeste « en chutant soudain sur des points remarquables et brûlants qui, refroidis, demeurent si longtemps que leurs traces dépassent le temps de l’histoire. Appelons-les des points chauds. » (2019, p. 15, mon soulignement) Les points chauds sont des lieux où « « à tel moment, tel autre monde vient à se manifester ici ou là en celui-ci, images concrètes de contacts avec cette autre réalité, virtuelle, intelligente, spirituelle, inspiratrice. Dangereuse ? » (2019, p. 16)

    Il est important de s'arrêter brièvement à ce stade : Visant l'accent mis par Serres sur la religion en tant que facteur reliant et sur la référence aux points chauds – des phénomènes naturels volcaniques – il pourrait sembler à première vue que dans son dernier livre, les problématisations théoriques du pouvoir et, par conséquent, la dimension politique de Serres, que nous venons d’évoquer dans la première section, ont été reléguées au second plan ou ont même disparu. Ce n'est pas le cas, comme nous le verrons en analysant plus en détail les points chauds. Au contraire, il s'agit maintenant de mettre en lumière une composante performative de la pensée de Serres avec une dimension toujours politique : Comme nous venons de le voir, Serres pense la manifestation des mondes virtuels, points de contact entre la transcendance et l'immanence, à partir les points chauds volcaniques, un phénomène naturel très spécifique. Avec les points chauds, Serres place au centre de ses réflexions un phénomène tectonique. Les points chauds ne sont basés ni sur la subduction ni sur la convergence des plaques tectoniques, mais représentent un phénomène rare de volcanisme intraplaque. C'est pourquoi, dans son dernier livre, Serres se réfère uniquement aux volcans qui ne se sont formés ni par subduction ni par divergence, mais par des points chauds : à la Réunion, à Hawaï, sous forme de dépôts refroidis aux Maldives ou dans le Dekkan-Trapp. Généralement, la plupart des volcans sont formés par la convergence de deux plaques continentales (subduction) ou par la divergence de deux plaques. En revanche, dans le cas des points chauds, les volcans ne se forment pas sur les bords, mais à l'intérieur des plaques océaniques et continentales. Un point chaud est donc une anomalie de fusion où le matériau du manteau terrestre profond est fixé à un seul endroit : les points chauds eux-mêmes ne se bougent pas, ce sont plutôt une seule plaque océanique qui se déplace sur les points chauds, formant ainsi d'imposantes crêtes de plusieurs centaines de milliers de mètres cubes de lave. Comme pour toute éruption volcanique, les effets sont à double tranchant : la libération de gaz volcaniques et d'autres produits éruptifs provoque un énorme réchauffement de la planète et des hivers volcaniques destructeurs, des habitats sont détruits et des flux migratoires sont déclenchés (cf. 2019, p. 16). Mais les points chauds ont aussi une composante créatrice : Les basaltes des rivières abritent les écosystèmes les plus importants du monde, des zones photovoltaïques se forment, la formation de calcaire qui en résulte extrait le CO2 de l'atmosphère à long terme et le fixe sous forme de sédiments dans les fonds marins.[8]

    Dans ce contexte, prenons un moment pour observer dans quelle mesure l'approche de Serres sur l'espace de transformation a changé par rapport à Le Parasite. Dans Le Parasite, Serres parlait « d'espaces d’interférence », « d'espaces d'immersion transcendantale ». Dans Relire le Relié, Serres parle explicitement du « monde virtuel » qui se manifeste dans des « points chauds ».  Dans Le Parasite, nous sommes arrivés à la sphère du virtuel dans le contexte de la théorie de l'information en abordant le thème de l'interférence des systèmes. Dans Relire le Relié, en revanche, nous arrivons à la sphère du virtuel dans le contexte de la question de la religion en abordant le phénomène naturel des points chauds – où il s'agit donc bien plus de la question « comment la transcendance éternelle peut descendre comme foudre dans les instants menus de l’immanence » (2019, p. 98f.), c'est-à-dire comment le virtuel se détache d'une plaque tectonique par un bouillonnement constant – sans collision ni subduction. Bien sûr, l'idée du bruit primordial, un bruit subversif qui précède tout système, était déjà évidente dans Le Parasite. Serres a déjà souligné ici qu'il n'y a que des chemins, des ponts, des traductions, il n'y a pas d'instances : « Le système est très mal nommé. Peut-être n'y a-t-il pas, n'y a-t-il jamais eu de système. Dès que le monde est né commence sa transformation. Le système en lui-même est un espace de transformation. Cela est général. Il n'y a que des métaboles. » (1980, p. 99, soulignement dans l’original) Néanmoins, on peut constater un changement décisif entre Le Parasite et Relire le Relié, dans la manière dont Serres s'approche théoriquement de l’espace de la transformation. Comme nous l'avons vu dans la première section, dans Le Parasite, il situe l'espace de transformation, malgré le bruit primaire, à partir de l'interférence de deux instances, de deux systèmes. De plus, il montre principalement les mécanismes de suppression qui font taire le bruit. Cependant, dans Relire le Relié, il ne s'agit plus d'appréhender l'espace de transformation en termes de théorie des systèmes, à partir de la collision de différentes instances. Bien plus, il s'agit de jeter un regard sur la façon dont l'immanence est liée à la transcendance, la terre et le ciel, la mer et le feu, et la liaison elle-même devient le moment de changement, et nous, en tant qu'habitants de la terre, sommes toujours déjà liés aux espaces de transformation : Regardez !, semble nous rappeler Serres, « Vous trouverez partout des points chauds ; partout est toujours peut luire l’éclaire d’Épiphanie. » (2019, p. 40)

    Cela nous amène directement à la dimension politique de la pensée de Serres dans Relire le Relié, dont nous craignions, au début de la deuxième section, qu'elle n'ait peut-être diminué. Mais l'élan politique n'a pas disparu dans Relire le Relié. En revanche, c’est sa « nature », son apparence, qui a changé. Là où la dimension politique était explicitée de manière théorique dans Le Parasite, en tant que potentiel subversif dans l'espace d'interférence et à partir de l'analyse des mécanismes qui font du bruit un phénomène politiquement controversé et canalisé, dans Relire le Relié elle prend une forme plus performative. C'est ce que suggère déjà le texte de la couverture du livre : L’âge analytique « celui des divisions, décompositions, destructions, y compris celle de notre planète succède celui de la synthèse et de la reconstruction » (2019, couverture du livre). Serres l'écrit comme un fait, mais la question est de savoir si derrière cette description, il n'y a pas davantage l'espoir en une ère de synthèse, dont Serres esquisse les grandes lignes dans ce même livre – dans le but de trouver des solutions globales à nos problèmes actuels. C'est exactement cette performativité qui est le moteur et le point de départ de la pensée, comme nous le connaissons dans certains vitalismes (critiques), et sur lequel Canguilhem a attiré notre attention dans le chapitre « Aspects du vitalisme »[9] : Canguilhem explique que l’objectif de toute réflexion doit être de pratiquer une philosophie vivante qui tienne compte de la vitalité de la pensée et de sa fertilité même. Mais en même temps, une réflexion qui tient compte de la force créatrice de sa propre pensée et de la science en général est une réflexion qui comprend comment celle-ci peut être associée à des intérêts politiques d'une force explosive destructrice. Pour Canguilhem, cela représente une vitalité et une fécondité du vitalisme qui se caractérise justement par l'oscillation théorique au sein du vitalisme lui-même. Il serait maintenant fructueux d’étudier Serres en tant que penseur vitaliste – et cela dépasserait bien sûr le cadre de ce travail. Pour notre propos, il est important d'avoir attiré l'attention sur une caractéristique vitaliste de Serres, à savoir celle de la performativité. C'est là que l'on voit l'étonnante performativité de la pensée de Serres, un moment où la théorie est pleinement comprise comme une pratique, et non comme son contraire. Toutefois, cette performativité peut aussi être soulignée dans son livre à travers notre exemple des points chauds : D'une part, celle-ci émane de la réflexion qui prend en compte la vitalité de la pensée même dans son oscillation entre force de création et destruction, d'autre part, c'est l'approche « post-anthropocentrique », que Serres adopte en prenant comme point de départ la vitalité des phénomènes naturels (hotspots) et en voulant reconnecter l'homme au grand récit de l’univers sans l'y enfermer. Mais il s'agit surtout de montrer que nous trouvons partout sur la Terre un potentiel de transformation, que nous nous tournons davantage vers le monde, non seulement pour l'anthropomorphiser, mais pour découvrir que ce faisant, nous sommes toujours déjà « naturalisés », en interaction avec et constitué par le bruit du monde lui-même.

    Les espaces des transformation : Dimensions politiques et performatives

    L'analyse ci-dessus devrait avoir mis en évidence comment la conception de de l'espace de transformation, et donc la dimension politique de la pensée de Michel Serres, a été transformée, du Parasite (paru en 1980) à Relire le Relié (paru en 2019). Dans la première section, nous avons vu avec Serres, suivant sa perspective de la théorie de l'information, que dans Le Parasite, l'espace de transformation, en tant qu'espace d'interférence des systèmes, peut être appréhendé comme un lieu de potentiel subversif. En raison de sa structure paradoxale, qui permet à la fois de détruire l'ordre (subversion) et de le stabiliser, le bruit de l'espace de transformation revêt un aspect politique (Politisch). En outre, comme nous avons pu le montrer dans la deuxième moitié de la première section, l'espace de transformation est toujours politiquement contesté et canalisé (Politik), précisément en raison de sa fonction double et contradictoire. Dans Relire le Relié cependant, nous avons élaboré l'espace de transformation et sa fonction reliante, entre ciel et mer, transcendance et immanence, non plus dans une perspective de théorie des systèmes, mais en tant que phénomène naturel, les points chauds volcaniques. En allant « infatigable partout, » Serres nous montre comment changer notre regard, par exemple en pensant à partir des points chauds, des phénomènes naturels (en nous « naturalisant »[10] – au-delà de tout déterminisme biologique) pour aborder différemment les problèmes politiques, et en concevant la pensée elle-même comme un phénomène vital et fécond.

    Revenons au premier paragraphe et rappelons que « L'écart est de la chose même et peut-être la produit-il. Peut-être l'origine radicale des choses est-elle cela même que le rationalisme clas- sique jetait aux enfers. Au commencement est le bruit. » (1980, p. 28) Serres va même jusqu'à suggérer qu'il n'y a peut-être pas de système du tout. Il est donc d'autant plus surprenant que les systèmes aient un tel pouvoir dans notre société qu'ils semblent parfois incassables – il suffit de regarder l'exploitation systématique de la nature, le racisme et le sexisme systématiques… Le grand mérite de Serres est à mon avis, comme nous l'avons vu ici, de donner une coponente performative à la dimension politique de sa pensée : c'est-à-dire donner une voix au bruit en tant que phénomène subversif qui a le pouvoir de faire trembler les systèmes (en tant que phénomène naturel concret), augmenter son volume et nous sensibiliser au fait qu'ils peuvent rencontrer des espaces de transformation en de multiples endroits. Serres attire l'attention sur le fait que nous sommes connectés au bruit, au bruit de la mer, au crépitement du feu, il nous montre des chemins vers des espaces de transformation, pas seulement dans des sphères transcendantales. Il décanalise et ouvre des accès aux espaces de transformation, au-delà des modes d'interprétation dualistes.

    En conclusion, deux tâches futures découlent de cet essai : d'une part, comme nous l'avons déjà mentionné, il s'agit d'examiner les traits vitalistes de la pensée de Michel Serres. D'autre part, et c'est là que réside l'aspect critique, il s'agit d'aiguiser le regard sur les dimensions théoriques du pouvoir du potentiel subversif (tel que signalé dans Le Parasite). De ce point de vue, il est possible d'explorer d'autres espaces de transformation et de potentiel subversif, qui prennent leur source dans, et nous relient à un monde peuplé d'une multiplicité bien trop souvent oubliée.
     
    NOTES BIBLIOGRAPHIQUES : 

    Serres, Michel : (Posthume) Relire le relié, Le Pommier, 2019.
    Serres, Michel : 1980. Le Parasite, Paris, B. Grasset, 1980.
     

    [1] Michel Serres : Le gaucher boiteux. Puissance de la pensée. Paris, 2015, p. 352.
    [2] Arendt souligne que la liberté a d'abord pris son sens originel dans le sens de « pouvoir aller partout » (gehen können, wohin es einem beliebt). La liberté (au sens pré-politique) est donc, dans sa forme la plus élémentaire, la « liberté de mouvement ». Hannah Arendt : Was ist Politik? Fragmente aus dem Nachlaß. München, 2007, p. 44.
    [3] C'est ce qui a été particulièrement mis en évidence dans le séminaire sur Michel Serres de Frédéric Worms, dans lequel ont été distillées à la fois les continuités et les ruptures dans la pensée de Serres, c'est-à-dire le mouvement de la pensée de Serres. Ainsi, cet essai abordera également le mouvement de la pensée de Serres. Cf. séminaire : Michel Serres de Frédéric Worms à l'ENS Paris, 2022.
    [4] Je voudrais ici attirer l'attention sur une distinction qui existe en allemand et qui est utile dans ce cas : « Politisches », l'aspect politique, désigne ici la capacité du bruit à assumer la double fonction de pouvoir constituer de l'ordre et du désordre en même temps. En revanche, « Politik » – et c'est de ce mot que Serres fait usage dans le passage cité ici, lorsqu'il dit qu'elle peut disparaître – c'est le bruit dans sa fonction d'ordre. La politique (Politik) en tant que facteur d’ordre peut disparaître temporairement, mais pas l’aspect politique (Politisches).
    [5] Cf. Michel Foucault : Surveiller et Punir, 1975, Paris.
    [6] « Les linguistes disent que le terme religion vient de deux origines, l’une plus probable que l’autre : relire et relier. » (1980, p.10). En relisant les textes, la composante reliant les uns aux autres se cristallise.
    [7] Serres distingue ici les vagues locales, l'argent, le langage et la science d'une part, et la vague globale de la religion d'autre part, dont il appelle l'interférence épiphanie (cf. 1980, 37f.).
    [8] « énergie créatrice et destructrice, dans ce cas-là violente » Serres, 2019, p. 16.
    [9] Georges Canguilhem: La connaissance de la vie, Paris 1952, pp 101-123.
    [10] Le récit de l'identité humaine est inextricablement lié à une histoire plus ancienne, plus longue et plus grande : l'histoire de l'univers. C'est l'univers lui-même, une source non humaine (un bruit), qui est à l'origine de l'histoire humaine. Pour Serres, le récit de l'identité humaine est intégré et indissociable d'une histoire bien plus longue et plus grande. Et c'est l'univers lui-même qui représente cette origine non humaine du récit. C'est là que se manifeste un mouvement qui est décisif pour Serres : Ce n'est pas seulement l'homme qui anthropomorphise la nature, mais aussi la nature qui naturalise l'homme.