Nous comprenons-nous ?

Billet. Dans le cadre du cycle d'ateliers philosophiques "Philosophieren mit...Kindern und Erwachsener", nous vous proposons une exploration de la question "Pouvons-nous nous comprendre ?".  

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    Pouvons-nous nous comprendre ?

    Nous comprenons-nous les uns, les autres ? Pour répondre à cette question, nous devons tout d’abord définir qui est l’autre. L’autre, c’est tout individu avec qui nous entrons entrer en relation. L’autre, ce peut être une amie, un parent, un concitoyen ou une inconnue. Que l’Autre soit un de nos intimes semblables, une connaissance lointaine ou une rencontre du moment, il semble que nous ayons intérêt à le comprendre pour faciliter le vivre-ensemble. Mais si cette compréhension semble nécessaire, est-elle seulement possible ?

    Cette nouvelle question implique la suivante : Qu’est-ce que signifie comprendre quelqu’un ou quelque chose ? La compréhension peut être d’ordre intellectuel, c’est-à-dire un appel à la raison et à la science. A l’école, par exemple, nous apprenons à comprendre comment résoudre une équation. Cette compréhension scientifique implique également un savoir théorique, qui explique le phénomène mathématique par une relation de causes à effets. Or, il semble que la connaissance ou la compréhension d’un objet ne puisse être comparée à la compréhension ou à la connaissance d’un individu. En effet, il paraît impossible de comprendre autrui uniquement par un regard extérieur ou par une explication théorique. Autrui ne peut être expliqué comme le serait une formule mathématique, il ne peut être réduit par l'explicitation d'une chaîne de causes à effets. Contrairement à un objet, Autrui a une personnalité propre, qu’on nomme ipséité. Si les formules mathématiques peuvent s’expliquer en série selon un fonctionnement commun et stable, une personne se construit et se définit selon un parcours individuel, fait de rencontres, d'expériences, d'émotions et d'idéaux. De fait, nos hypothèses de compréhension d'autrui doivent non seulement être remises en question lors de chaque échange, mais sont aussi également proportionnels au nombre de personnes que nous rencontrons. Nous ne pouvons pas connaître avec certitude les réactions ou les idées d’autrui, qui résultent de son ipséité. Ainsi, avoir compris un individu S au temps T dans une situation X n’implique pas que je le comprenne un sujet A dans la même situation X, ou que je comprenne S dans une autre situation Z, à un autre moment Q. Contrairement à la science dure, la compréhension et la connaissance d’Autrui ne fonctionne ni selon un principe de preuve, ni de prévisibilité, et encore moi d’universalité de sa vérité.

    L’individu est un sujet libre, une volonté et une conscience. Ainsi, personne ne peut prévoir scientifiquement les actions d’autrui. C’est le mystère de l’humain. Pourtant, à défaut de pouvoir expliquer l’Autre, nous cherchons à le comprendre, en analysant ses intentions et ses motivations. Pour le comprendre, nous nous mettons à la place de l’autre, nous essayons de ressentir ce qu’il ressent. C’est donc un lien affectif, le fait de ressentir ou d'imaginer les plaisirs et les douleurs des autres qui nous facilite le jugement et la compréhension de ses actions et de ses idées. Nous nous mettons subjectivement à la place de l’autre pour se figurer ce qu’il ressent. Nous nous basons donc sur la projection de nos ressentis, dans une même situation, sur l’autre. « Si j’avais été à ta place, j’aurais fait ceci ou cela », dit-on souvent pour conseiller un proche. C’est donc par l’intermédiaire de soi que l’on analyse les comportements des autres et que l’on tente de les comprendre. De fait, lorsqu’un proche agit de manière contraire à ce que nous attendons de lui, nous sommes dans l’incompréhension.

    Mais la projection n’est-elle pas risquée ? Peut-on comprendre l’autre par soi-même sans se tromper ? La comparaison entre moi et Autrui n’est pas toujours fiable, car l’expérience de mon vécu personnel ne peut s’appliquer à tous. Autrui, malgré sa proximité, est une intériorité inaccessible entièrement. Si on peut tenter de comprendre l’autre par projection ou par l’affection, on ne peut pas rompre le mystère de l’ipséité et de la conscience de l’autre, dont résulte une perception unique du monde. Cette limite infranchissable entre Autrui et moi constitue un réel obstacle à notre compréhension mutuelle. Et même si Autrui décide de s’ouvrir à moi pour que je le comprenne mieux, il est limité dans l’utilisation du langage. A ceci s'ajoute le fait que nos états intérieurs, nos comportements et nos ressentis sont changeants. Son ipséité dépend de sa culture, de son éducation, de son milieu social, de son environnement, de ses relations ou encore de ses expériences. L’image que je me fais d’autrui n’est jamais exactement égale à sa réalité intérieure. La projection de nos désirs et de nos volontés sur celles d’autrui est donc paradoxalement à la fois un moyen et un obstacle à la compréhension d’autrui.

    Pourtant, il semble que nous comprenions mieux et plus rapidement les gens qui nous sont les plus proches. Parce que nous entretenons avec eux une relation plus intime et des liens affectifs plus forts, nos efforts pour les comprendre sont décuplés, afin de garantir un vivre-ensemble harmonieux. Inversement, parce que nous comprenions mieux certains individus, nous aurons tendance à créer avec eux un lien relationnel plus intense. Cela semble être le cas non seulement avec nos proches, mais aussi avec les individus qui partagent notre réalité, appartiennent au même groupe culturel, politique ou religieux, par exemple. Cependant, la compréhension d'Autrui n’est jamais totale ni définitive, car elle se heurte à son instabilité, à sa comédie (par le mensonge) et à ses limites personnelles. Il nous arrive d’ailleurs de ressentir de l'incompréhension face une personne qui nous est pourtant très proche. Si le risque d’incompréhension n’est jamais loin, cela n’empêche par l’humain de chercher à comprendre ses congénères, dans un souci de vivre-ensemble. C’est peut-être là que commence la compréhension de l’autre : dans l’envie de relever le défi, en commençant par reconnaître que l’autre est, effectivement, un Autre et que cette altérité enrichit nos rencontres. Comme le dit Bernard Weber dans son Encyclopédie du Savoir relatif et absolu (2000):

    "Entre ce que je ce que je pense, ce que je veux dire, ce que je crois dire, ce que je dis, ce que vous avez envie d'entendre, ce que vous croyez entendre, ce que vous entendez, ce que vous avez envie de comprendre, ce que vous croyez comprendre, ce que vous comprenez, il y a dix possibilités qu'on ait des difficultés à communiquer. Mais essayons quand même...".