Par Anne-Françoise Schmid

Introduction: les risques épistémologiques d’un systémisme global

De la prudence théorique et du systémique, nouvelles articulations

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    Lorsque l’on se donne pour objet un phénomène « global », comment assurer sa rigueur scientifique ? C’est le défi épistémologique que posent des œuvres comme celle de Vernadsky. En effet, dès que sont articulées plusieurs disciplines, la question de la robustesse des méthodes se pose, parce qu’aucune des démarches disciplinaires ne suffit à la cohérence d’ensemble, et lorsque, de plus, cette démarche suppose qu’il faut rendre compte d’un phénomène systémique des plus généraux, la question se complique. Nous allons mettre en évidence ces difficultés, montrer comment Vernadsky y fait face, et donner quelques recommandations pour les projets qui se donnent des finalités semblables à celles de Vernadsky. Il faut tenir compte en particulier des sciences émergentes et des nouvelles méthodes d’échanges et de flux de connaissances, dont Vernadsky ne disposait pas. D’autre part, lorsque l’on traite d’un phénomène supposé « global », il devient difficile de distinguer entre sciences et philosophie, dans la mesure où la philosophie est souvent comprise par les scientifiques comme une généralisation des résultats ou des principes scientifiques « sans équations ». La philosophie et les sciences ne sont-elles alors pas confondues ? A nouveau, quelle sera le mode de rigueur ? La « philosophie » du scientifique ne va-t-elle pas « influencer » ses approches, voire même l’interprétation de ses résultats scientifiques lorsqu’ils portent sur des systèmes ? Les hypothèses scientifiques mettent sur ce point la philosophie dans un équilibre instable vis-à-vis des sciences. Soit on la comprend, comme le fait parfois Vernadsy, comme consistant à isoler arbitrairement un phénomène d’un fonctionnement global, soit comme une généralisation d’un principe local telle que celle-ci devient incontrôlable. L’une et l’autre interprétation peuvent paraître contraires, soit on extrait, soit on globalise, mais ils sont complémentaires en ce qu’ils représentent la philosophie comme non tout à fait fiable vis-à-vis du particulier et du général. Cela rend la distinction entre philosophie et science délicate, soit l’on fait le départ entre elles en fonction du rapport au particulier, mais on retrouve la nébuleuse indistincte du côté de l’interprétation générale, soit en fonction du général, et on retrouve des confusions autour du particulier. Il faut donc trouver une autre logique de rapports entre philosophie et sciences, en admettant qu’elles ne se recoupent pas et sont tout à fait hétérogènes, ce qui met à distance des pans entiers de la philosophie des sciences et de l’épistémologie.

     

    La vision de Vernadsky Le génie visionnaire de Vernadsky imagine un observateur, qui, de loin, identifie la Terre d’abord comme un minéral, puis comprend la transformation de ce minéral par le vivant, enfin s’aperçoit de la métamorphose de ce minéral Terre par l’action et la pensée humaine. Cette vision modifie évidemment notre rapport à la Terre, parce que l’observateur finit par faire partie de la « croûte terrestre »[1]. Quel peut être son impact et sa rigueur scientifiques ? Les conditions d’objectivité de l’épistémologie classique appliquées à une telle vision, conduisent à procéder par des étapes, et admettre une distance phénoménologique :

    • Un observateur voit un minéral
    • Il voit ce minéral être modifié par le vivant
    • Il voit ce minéral-vivant modifié par l’action et la pensée humaine

    La séparation des étapes permet une distribution claire des disciplines, la distance de l’observateur et de l’objet garantit sa maîtrise, même si l’objet se révèle complexe. Ces séparations permettent l’identification de « minéral », « vivant », « pensée humaine », et de les admettre comme connus et donnés. Mais Vernadsky veut quelque chose de plus dans son projet scientifique : que se passe-t-il lorsque la Terre fonctionne comme système et que l’observateur fait partie du système (le géologue, le géographe, le biologiste, le spécialiste des sciences humaines et sociales) ? La distance phénoménologique n’est plus garantie, et le rapport des disciplines entre elles n’est plus si clairement distribué. Quel risque prend-il du point de vue de la rigueur ? Il ne s’agit pas ici simplement du problème indéfiniment posé dans les sciences sociales et humaines, de l’homme juge et partie, théoricien et objet de la théorie, que l’on peut résoudre par la position d’hypothèses. Il s’agit d’une difficulté plus subtile, celle du recouvrement, dans un phénomène « global », des hypothèses, des principes et des phénomènes. Le danger d’une telle intrication ou d’un tel recouvrement est d’amener à des « théories fausses »[2]. Celles-ci, voulant expliquer le fonctionnement empirique de principes scientifiques, conduisent à des conséquences que les observations contredisent ou dont on peut savoir qu’elles ne se produisent pas. Elles se caractérisent par un passage continu entre les hypothèses et les faits, voire les principes et les « exemples », l’isolement d’une loi ou d’un phénomène dans le système des lois et des concepts, leurs auteurs affirment qu’un nombre de plus en plus nombreux de faits vérifient leur théorie, ce que la confusion entre hypothèse et fait rend tout à fait naturel. Plusieurs scientifiques ont bien mis en évidence de telles difficultés. Poincaré déclare que les lois générales de la mécanique « sont indépendantes des phénomènes auxquelles elles s’appliquent »[3]. Poincaré fait par là une distinction entre les lois et les phénomènes, qu’il continue par une réflexion sur les modèles. Il suffit selon lui de trouver un modèle mécanique d’un phénomène électrique, mais ce modèle, qui n’est qu’un parmi une infinité d’autres, ne peut et ne doit être compris comme le fonctionnement réel du principe dans l’expérience. Richard Feynman le montre lui aussi très en détail, dans son cours de Mécanique[4], que la confusion entre modèle et explication d’une loi ou d’un principe conduit à des théories fausses. C’est très difficile de faire les bonnes distinctions lorsqu’on s’attaque à des phénomènes globaux. C’est justement l’une des tâches de l’épistémologie. Dans la lecture de Biosphère et Noosphère, le lecteur épistémologue peut être amené à voir dans le texte de Vernadsky des caractéristiques des « théories fausses », par exemple le « principe de migration de micro-éléments », parce qu’il peut apparaître comme phénomène et comme principe d’explication.

     

    La solution épistémologique de Vernadsky et ses limites contemporaines Comment Vernadsky se sort-il d’une telle difficulté ? Par le développement de l’idée de structure, mais surtout par la distinction nette entre les faits, la généralisation à partir de faits, l’hypothèse et l’explication. Il fait montre d’une très grande prudence théorique, et veille à ne pas confondre une simple généralisation de faits avec une hypothèse[5]. C’est cette systématique de concepts épistémologiques, qui par ailleurs a été bien décrite par des auteurs français (Grinevald, Charvolin, Deléage, Coutellec) et la prudence l’accompagne, qui évite à Vernadsky, de construire des continuités trop rapides entre les faits et le système. Vernadsky connaissait sans doute le musée de minéralogie de l’Ecole des Mines de Paris, où l’on peut observer si bien que la variété des faits et les théories générales de la mécanique ne coïncident pas de façon directe. Mais ces précautions de Vernadsky suffisent-elle ? De l’objet « complexe » Terre, complexe au sens que si l’on ôte les caractéristiques minéralogiques, biologiques, sociales et de pensée humaine, voire systémiques, celle-ci disparaît comme telle. Mais elle « tient » pourtant, parce que la croûte terrestre est à la fois du minéral, du vivant et de la pensée. Nous en revenons au coup d’œil visionnaire de Vernadsky, mais aussi au recouvrement et à l’intrication qui posent problème épistémologique. De l'objet complexe à l'objet intégratif L’objet complexe ne suffit pas pour éviter les recouvrements en cause dans les théories fausses. Il faut faire un retour sur la notion d’objet. Il y faut des objets où les éléments scientifiques ne se recouvrent plus, mais apparaissent comme des variables, ou comme états que l’on peut superposer. La question est que la relation entre philosophie et sciences ne soit plus spontanée, ni d’un côté ni de l’autre, mais travaillée, où les coupures et les continuités ne s’opposent plus empiriquement. Sur de tels objets, il n’est plus possible, comme pour les objets complexes, de faire converger les perspectives disciplinaires, ils sont, si l’on peut dire, sans synthèse, ou non synthétisables. Nous les appelons les « objets intégratifs ». Ils ne demandent pas de recouvrement pour être robustes, et la prudence ne porte plus seulement sur les rapports entre faits, généralisations, hypothèses et théories. Une telle conception ne permet plus d’affirmer que le réel soit analytique ou systémique. Les deux sont vrais, mais en tant que fragments et cas particuliers, non pas en tant que fondement englobant. Nous pouvons nous guider par les sciences émergentes, biologie de synthèse, biologies prédictives, toutes les sciences qui donnent lieu à des objets scientifiques nouveaux, scientifiques autant et en même temps que techniques : OGM, Nanosciences, produits de la biologie de synthèse, etc… Toutes ces sciences peuvent hésiter entre une ingénierie (voir par exemple la « géo-ingénierie » en débat aujourd’hui) et des sciences fondamentales. Cette hésitation dans l’interprétation tient à ce que ce ne sont plus des sciences expérimentales classiques, au sens où elles seraient outillées par les mathématiques et l’informatique. Elles restent des sciences expérimentales, mais qui articulent des sciences autonomes, disciplines de la biologie, modélisation mathématique, informatique. C’est une tout autre logique que la classique, car il y faut des modules, des articulations locales, des fragments de systèmes où les flux de connaissances s’inversent, se diversifient, se multiplient. Il y a tout de sorte de raisons pour mettre en évidence ce changement : si l’on traite l’informatique uniquement d’outil, on se trouve dans des impossibilités devant l’interprétation des données, mais aussi dans l’interprétation des concepts, où informatique, mathématiques et biologies sont indissociables. Ils sont indissociables localement, mais supposent des sciences relativement autonomes et des trajectoires multiples. Cette logique suppose une autre prudence que celle de Vernadsky. Nous ne voyons pas la Terre, elle est opaque, mais elle nous permet de voir. Nous voyons des fragments, des systèmes partiels, et non pas un objet fermé sur lui-même et rendu cohérent par un système général. Dans les recherches contemporaines, les objets tendent à se dissocier. On parle par exemple du « cancer », et c’est là en fait un ensemble hétérogènes de maladies, cela reste vrai pour « cancer du sein », qui est aussi un ensemble de maladies hétérogènes. Faut-il éliminer le mot « cancer » pour cela ? Il faut pour son étude de nombreuses disciplines, qui n’ont pas la même valeur pour chacune des autres. Comment donc inventer une écriture générique entre ces disciplines qui rende cohérent un projet de recherche ? La multiplicité de ces maladies rend encore plus pertinent encore le savoir des patients : comment construire des relations avec les connaissances spécialisées ? Nous sommes dans une situation de recherche où une systémique à elle toute seule ne permet plus de poser les bons problèmes. Il y a des zones d’inconnu, au niveau de l’objet, des relations entre disciplines, du rapport au savoir commun qui se rappellent dans le traitement même de nos objets. Pour agir dans ce nouveau contexte, où l’horizon de la généralisation ne se donne plus avec clarté, il faut une nouvelle prudence épistémologique que celle classique, que nous avons rappelée plus haut. Il faut en premier lieu ne pas interpréter le réel comme pouvant être identifié à un systémisme ou une analytique. Rappelons que chez les Russes, Gustav Chpet et Alexei F. Losev par exemple, la glorification du nom permettait de donner un point fixe indépendant de telle ou telle discipline[6], mais permet de traiter leur relation avec liberté[7]. Chez les Français, la non-philosophie ou philosophie non-standard, une interdisciplinarité qui ne dépende pas d’une discipline particulière est possible, car il y a une non co-appartenance entre réel et philosophie (que ce soit par la dialectique ou le retournement topologique, qui deviennent, eux aussi, des méthodes particulières). Chaque discipline est traitée comme une variable et non pas comme un domaine donné[8]. On évite alors qu’un phénomène devienne principe[9]. Cette nouvelle science n’est ni locale ni globale, mais sur fonds interdisciplinaire, et il nous faut penser ce fonds, construire l’espace générique commun qui permette d’articuler et de penser ensemble des fragments de science dont le rapprochement est inattendu, un espace de visibilité, où la pensée est elle-même vivante et minérale, mais où ces caractéristiques, Minéral, Vivant, Pensée, ne soient plus donnés, mais à concevoir, comme des inconnus. Pour cela, il nous faut des « intermédiaires », qui commencent à émerger dans l’épistémologie, que ce soit pour montrer le caractère réductionniste de l’univocité des termes mathématiques[10]ou les rapports des disciplines biologiques entre elles[11]. Pour cela, il faut faire usage autrement de la prudence. Il faut « traiter » les disciplines, c’est-à-dire les faire collaborer sans qu’aucune n’ait la mainmise sur les autres. C’est un changement beaucoup plus important que ce qu’il semble, il faut par exemple repenser les rapports des mathématiques et des sciences expérimentales, ne plus faire dépendre un objet scientifique d’une discipline particulière (par exemple les OGM de la biologie moléculaire). Cela suppose que toutes les disciplines collaborent ensemble, dès le début, et que toutes aient le même poids. Cela suppose la construction d’un espace de pensée, générique, susceptible de communs, où l’échange interdisciplinaire ne soit plus seulement une translation et une combinaison des dernières connaissances disciplinaires, mais un espace où toute notion, quelle que soit sa discipline d’origine, puisse prendre de nouvelles dimensions. Cela suppose enfin à chaque fois une discipline organisatrice, qui n’intervient pas de façon positive, mais sous-détermine le système étudié – c’est ce qui permet de traiter chaque discipline en variable et non pas naïvement.

    Alors nous pourrions reprendre les visions et projets de Vladimir Vernadsky sans risque de créer une « théorie fausse » sur notre Terre et la croûte terrestre, et les adapter aux sciences contemporaines.

     

    [1]Voir le titre de Vladimir Vernadsky, Scientific Thought as a planetary Phenomenon.

    [2]Schmid, 1998, p. 58-64.

    [3]Poincaré, 1899, p. 6.

    [4]Feynman, 1979, tome 1, p. 98.

    [5]Coutellec et Schmid, 2014.

    [6]Troïtskiy, 2010, pp. 147-156, en particulier la note 4, p. 151.

    [7]Schmid et Mambrini-Doudet, 2013.

    [8]Laruelle, Philosophie non-standard. Quantique, générique, philo-fiction, Paris, Kimé, 2010

    [9]Schmid, 2012.

    [10]Zalamea 2013.

    [11]Gayon, 2007.


    Références: Fabien Charvolin, 1994, L’invention de la Biosphère : les fondements d’une méthode, Natures Sciences Sociétés, 1994, T. 2, n°1. Léo Coutellec et Anne-Françoise Schmid, 2014, Modélisation, simulation, expérience de pensée : la création d’un espace épistémologique. Regards à partir des oeuvres de V.I. Vernadsky et H. Poincaré », à paraître dans le tome 2 de Modéliser et Simuler, épistémologies et pratiques de la modélisation et de la simulation, eds. Franck Varenne et Marc Silberstein, Paris, éditions Matériologiques. Jean-Pierre Deléage, 1997, V.I. Vernadsky : penseur de la biosphère, Préface à La Biosphère, in : [Vernadsky1997] La Biosphère, Librairie Alcan, Paris, 1929. Réédition :Diderot éditeur, Paris, 1997. Richard Feynman, 1979, Mécanique, tome 1, traduction G. Delacôte, Paris, InterEditions. Jean Gayon, 2010, « Les théories biologiques de portée intermédiaire », à paraître chez Vuibert, conférence Duhem à l’ENS le 2 avril 2010. Jacques Grinevald, 1998, Introduction : The invisibility of the Vernadskian Revolution in V.I. Vernadsky. in: V.I. Vernadsky. The biosphere, A Peter A. Nevraumont Book, New York, pp. 21-27. François Laruelle, 2010, Philosophie non-standard. Quantique, générique, philo-fiction, Paris, Kimé.

    Henri Poincaré, 1899, La Théorie de Maxwell et les oscillations hertziennes, Paris, Carré et Naud.

    Anne-Françoise Schmid, 1998, L’Age de l’épistémologie. Sciences, Ingénierie, Ethique, Paris, Kimé.

    Anne-Françoise Schmid, 2012,The Science-Thought of Laruelle and its effects on Epistemology", in: John Mullarkey and Anthony Paul Smith eds, Laruelle and Non-Philosophy, Edinburgh University Press, 2012, pp. 122-142.

    Anne-Françoise Schmid et Mambrini-Doudet Muriel, 2013, « L’identité scientifique en régime interdisciplinaire (Losev et Laruelle) », Congrès pour le 120èmeanniversaire de la naissance de Alexei Federovitch Losev, Moscou, éditions de la maison Losev, volume 2, p. 265-281.

    Viktor Troïtskiy, 2010, « Les Mathématiques et la Glorification du Nom », in : Maryse Dennes éd., L’œuvre d’Alexei Losev dans le contexte de la culture européenne, in : Slavica Occitania n° 31.

    Vladimir Vernadsky, Scientific Thought as Planetary Phenomenon

    Vladimir Vernadsky, La Biosphère, Librairie Alcan, Paris, 1929. Réédition :Diderot éditeur, Paris, 1997. Fernando Zalamea, 2013, Synthetic Philosophy of contemporary Mathematics, London, New York, Urbanomic-Sequence.