Article de Morend Martin

Vol au-dessus d'un nid de coucou: le conflit des réalités

Analyse herméneutique du film de Milos Forman explorant les rapports entre les apparences et la réalité, la folie et les institutions psychiatriques.

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    Dans cet article, nous allons procéder à une courte analyse philosophique du célèbre film « Vol au-dessus d’un nid de coucou ». Nous allons nous concentrer sur le personnage principal McMurphy afin de sonder les rapports entre apparence et réalité, folie et institution psychiatrique. Trois scènes clefs nous serons utiles : la scène du bateau, la scène de la télé, la scène du salut. Commençons dans l’ordre :

    Lorsque McMurphy emmène les « fous » en croisière sur un bateau de pêche (voir vidéo youtube ci-dessous), il se produit un retournement remarquable du sens des apparences, retournement rendu possible par leur ambiguïté sémantique et l’interprétation qu’en donne spontanément McMurphy. Par la parole, il parvient à créer un climat de doute qui lui permet de faire basculer le réel en le scissionnant, de manière à faire jouer les apparences contre leur fondement (c’est-à-dire l’intériorité[1] psychique de chaque « fou »). Avec lui, il n’y a plus d’implication entre ce qui est et ce qui apparait. L’apparence, manipulée par le langage, porte en elle et conditionne son propre fondement (le mot de Goethe « ce qui est à l’intérieur est à l’extérieur » n’a plus cours ici). Ricœur dirait que le but de McMurphy n’est pas de « tromper » les gens sur le compte des fous, mais de montrer que « bien racontés » ces fous n’en sont plus, ou tout du moins peuvent être autres. Il en ressort que les apparences peuvent être gravides de leur propre sens : elles n’ont pas forcément à être mises sous la tutelle d’un référent hégémonique ou d’un principe auquel elles « devraient tout », c’est-à-dire, principalement, l’immanence de leur sens. De sorte qu’on pourrait aller jusqu’à dire qu’il est possible de refuser toute transcendance du sens, en postulant une immanence de la signification ; en un mot, le sens ne va pas au-delà des apparences. Ce point est très important : du moment que la critériologie classique renvoie immanquablement à une intériorité malade, qui reste malade, elle ne peut croire que modérément aux apparences et même les nier tout bonnement. Pour elle ces dernières sont toujours secondaires, périphériques et non essentielles (ce qui est tout l’inverse de la conception que nous venons d’esquisser).

    En cela, McMurphy peut être considéré comme une sorte de passeur, un magicien qui se joue de l’ambiguïté du réel et des critères endométriques[2] qui le criblent : il a la puissance verbale et herméneutique de « créer » une réalité temporaire, concurrente, qui, néanmoins, ne tardera pas à revenir à la normale (elle est encadrée, mise entre parenthèses par la normalité, sans être pour autant ontologiquement moindre et axiologiquement méprisable). L’important n’est pas la finitude programmée de ce retournement, qui pourrait en droit se prolonger indéfiniment, mais que les apparences se prêtent à des interprétations radicalement opposées, conditionnant un Être en définitif pluriel et fragmenté. Cette illusion peut certes apparaître de manière spontanée, mais elle peut également être le fruit d’une science ou d’une intention individuelle préalable (le cas de McMurphy).

    Cette puissance créatrice de McMurphy est plus visible encore dans la scène où il imagine, mime et raconte un match de base-ball qui n’a pas lieu (les règles stipulant que la télévision doit rester éteinte pour le confort des patients) (voir vidéo). Dans ces conditions, ce qui est éteint, ce qui est laissé mort par l’institution, cette télévision béante et absurde ne peut prendre vie que par l’imagination d’un homme qui sait mobiliser celles des autres et qui parvient ainsi à leur faire voir ce qui n’est pas. La réalité grossière, la réalité la plus directement manifeste est outrageusement battue en brèche par un art subtil de suggestions et d’imagination, art qui crée cette fois-ci une réalité non à partir d’une ambiguïté sensible, mais à partir des capacités imaginatives non stimulées de chacun, qui, activées, peuvent temporairement devenir la réalité dominante. Il n’y a même plus besoin d’ambiguïté, McMurphy parvient, pourrait-on dire, à affronter la réalité directement, dans son évidence et sa prétention à un sens obvie et univoque (qui peut être exprimé par la tautologie : « la télé éteinte est une télé éteinte »). Il crée une réalité de toute pièce en triomphant à la fois des diktats et des règles instituées, de la résistance et de l’en-soi muet de la réalité sensible (résistance qui se trouve tout entière dans le plan sur la télé éteinte et sur le visage de Miss Ratched auquel est superposé les cris de triomphe de McMurphy). Dans cette scène, McMurphy ne fait pas que jouer avec les apparences, mais les contredit frontalement, se joue de l’objectivité elle-même et de son évident statisme.

    L’exploit le plus provoquant de McMurphy est néanmoins de nature sotériologique : « l’Indien » sera sauvé par la voie libératrice, ouverte par McMurphy et sa capacité à placer les choses sous des isotopies[3] diverses et variées : il troquera son état morbide et dépendant, pour un nouveau que l’on pourrait qualifier d’originaire et de libre. Cela n’aurait jamais pu être le fruit d’une quelconque thérapie psychiatrique. C’est peut-être même ce dont elle est le moins capable, puisque son mode d’existence n’est possible que par la dépendance des patients : en rendant absolument libre, elle se condamnerait absolument. L’institution psychiatrique, bien que sa tâche soit le salut, doit également « survivre » et par conséquent l’idéal d’un salut total ne peut être sa prémisse thérapeutique initiale[4]. McMurphy n’a pas une telle prémisse, la manière par laquelle il « sauve » n’est en rien téléologique. Il sauve par sa capacité à affronter l’objectivité extérieure (la télé) ou intérieure (la complaisance dans une certaine identité de soi, cas de l’Indien). Le pouvoir de McMurphy de redéfinir les choses, en même temps qu’un exploit poétique, constitue en elle-même une thérapie. La liberté dont il force les choses, peut également devenir celle de l’individu lorsqu’il comprend que la fixité de son identité supposée est quelque chose, somme toute, de contingent.

     Cette façon de concurrencer la réalité ne peut évidemment qu’être perçue négativement par l’institution psychiatrique. Tout débordement de la réalité met nécessairement en péril les critères de la folie conçus à partir d’intériorités malades. McMurphy parvient d’une certaine manière à plonger le monde lui-même dans la folie (en sapant ses fondements), le rend fou dans l’absolu et ainsi mine toute tentative critériologique basé sur l’hypothèse d’un monde stable et continu, ordonné et hiérarchisé selon des référents endométriques immuables. Remarquons que l’antipsychiatre repose partiellement sur cette hypothèse lorsqu’elle considère le symptôme comme une positivité unique et individualisante ; au lieu d’une marque d’anathème sociale ou d’une morbidité aliénante. Elle affirme tacitement, dans sa version extrémiste, que le rapport de pouvoir qui va du thérapeute au patient, n’est qu’une forme de préjugé, et que la normalité thérapeutique peut elle-même être considérée comme une force stérile et « médiocrisante » (incarnée dans le personnage de Miss Ratched).

    Par cette capacité de mettre à mal la réalité, McMurphy sera très logiquement neutralisé/normalisé et précipité de force dans la catégorie des fous par le truchement d’une lobotomie forcée. Le « fou » classique doit se considérer comme fou et se doit de croire dans les bénéfices d’une institution saine, qui base ses critères sur la « vérité intérieur ». Le méta–fou[5], à l’instar de McMurphy, doit être amené à sa catégorie maîtrisable et institutionnalisée, quand bien même cela ne serait possible que par l’usage de la violence la plus lâche et la plus intolérable. Mais, ce faisant, l’institution ne fait que se trahir en mettant en évidence et en thématisant accidentellement sa propre relativité et son inquiétude vis-à-vis de l’instabilité profonde de la réalité, de son pluralisme sauvage et des hommes qui se font les passeurs, les créateurs et les magiciens du monde.

    En conclusion, McMurphy est une sorte de combattant de l’objectivité intérieure quelle qu’elle soit (psychologique ou physique). Il peut transformer les apparences et les reformulant (scène du bateau), il peut faire naître des réalités là où l’objectivité ne dit rien et pousse naturellement à la tautologie (scène de la télé), et finalement, ce pouvoir de libération ontologique dont il est capable devient également un pouvoir sotériologique capable de briser la rigidité des identités surdéterminées par l’institution psychiatrique.

     

     

     

     

    [1] Nous utilisons ici le mot d'intériorité pour désigner ce qui n'est pas de l'ordre de l'expérience sensible, mais qui pourtant est conçu comme son fondement et la base même de son expressivité. Ainsi, un visage est expressif que par rapport à un état psychologique intérieur (qui est le référent, l'intériorité, la base sémantique de toute expression).

    [2] Etymologiquement, qui mesure selon l’intérieur, selon l’intériorité.

    [3] L’isotopie, définie par Ricoeur, pourrait être traduite par « régime homogène de sens ». Jouer avec les isotopies revient à donner des sens divers à des mots ou des choses : la télé éteinte n’est plus une télé éteinte, mais la fenêtre qui donne sur un spectacle imaginaire. On pourrait ainsi opposer une isotopie obvie, à une isotopie de l’imaginaire, ou isotopie raffinée, poétique.

    [4] Évidemment, cette critique n’est possible que sur la base de ce que nous « donne » le film, de sa mise en scène et sa représentation de ce que pouvait être un hôpital psychiatrique, elle n’est plus, ou que partiellement valable, si nous l’appliquons à la réalité des institutions psychiatriques actuelles (sur lesquels nous n’avons, dans le cadre de cet article, rien à dire).

    [5] D'une certaine manière le simple fou ne fait que cultiver un désordre interne, circonscrit et limité. Le méta – fou enrôle et emmène avec lui la réalité et les individus. Il mine les préjugés et nos manières sommaire de juger les apparences. Son désordre à lui, le désordre qu’il produit n’a pas de limite assignée (d’où la réaction violente de l’institution qui craint pour son existence même).