par Yannis Constantinidès

La "dignité" des robots

On constate aujourd’hui un véritable engouement pour les robots et la question de l’empathie artificielle[1]. Après une longue période de défiance et de peur irrationnelle d’un « soulèvement des machines », le robot domestique est en passe de devenir le (nouveau) meilleur ami de l’homme !

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    Cet étonnant attendrissement du regard porté sur de simples créatures en métal s’exprimait déjà dans le manifeste enthousiaste de Bruno Bonnell, Viva la robolution ! (Jean-Claude Lattès, 2010). Au-delà du constat, que l’on peut aisément admettre, d’une « nouvelle étape pour l’humanité » que représenterait la révolution robotique, on peut à bon droit s’étonner de l’absence de distance critique des nombreux adeptes de la robotisation galopante du milieu humain. Non qu’il faille s’en inquiéter par principe – les technophobes sont au fond des romantiques qui vivent dans la nostalgie de l’artisanat et des valeurs du terroir, comme l’a dit avec humour Don Ihde à propos de Heidegger[2] –, mais tâcher du moins d’en mesurer les conséquences pratiques : dans quelle mesure par exemple les rapports sociaux seront-ils transformés par la présence constante dans notre quotidien de ces machines « intelligentes » ? Seuls les films de science-fiction, comme I, Robot (2004) d’Alex Proyas ou Chappie (2015) de Neill Blomkamp, s’en préoccupent pour le moment, en cédant d’ailleurs souvent à la facilité d’imaginer une sorte de « grand remplacement », qui n’est pas celui qui effraie le plus les conservateurs…

    Le jeu de mots du titre du livre de Bonnell, clin d’œil amusant à la révolution mexicaine, est à cet égard passablement douteux parce qu’elle s’est fort mal terminée pour ses meneurs, Emiliano Zapata et Pancho Villa, sans même parler de la qualité de la « démocratie » qui en est issue… Que penser alors, pour filer cette métaphore finalement pas si inadaptée, de l’armée mexicaine de robots qui s’apprête à déferler sur nos sociétés désabusées et désenchantées ?

    La première remarque importante tient au statut juridique et éthique que certains technophiles fanatiques souhaitent attribuer préventivement à ces futurs acteurs sociaux. On peut déjà s’interroger sur la volonté d’accorder des droits aux robots, ce qui consiste de facto à élever des choses au rang de personnes. Si cette promotion légale paraît absurde aujourd’hui[3], un philosophe d’inspiration kantienne sera surtout frappé par le fait que l’on met l’instrument au même rang (moral) que son créateur ou utilisateur, ce qui revient à faire du moyen une fin en soi. On imagine mal en revanche le roi Arthur accorder des droits à Excalibur, malgré la relation privilégiée qu’il entretenait avec son épée magique.

    Ceux qui, comme Alain Bensoussan en France et Kate Darling aux États-Unis, militent en faveur de la reconnaissance de droits fondamentaux pour les robots sociaux, assument certes pleinement leur anthropomorphisme, mais semblent toujours entraînés trop loin par l’analogie constante faite avec les animaux. Mais peut-on réellement comparer la cruauté exercée contre les animaux à la violence dirigée contre les robots ? Fracasser de rage une machine qui, comme le petit robot Nao, tarde à comprendre ce qu’on attend d’elle, revêt-il vraiment le même caractère de gravité que le fait par exemple de torturer un chat ? Aura-t-on bientôt droit à des remontrances de passants choqués si l’on maltraite publiquement son robot de compagnie comme lorsqu’on gifle son enfant en pleine rue ? Faudra-t-il se cacher pour lui mettre des coups ou bien faire en sorte que les dégâts ne soient pas trop visibles ?

    On a certainement réparé une injustice criante en 2015 en reconnaissant enfin que les animaux n’étaient pas des « biens meubles », mais des êtres sensibles. Or, « nos frères inférieurs », comme les appelait Auguste Comte, ont justement en commun avec nous la capacité de sentir et de souffrir, contrairement aux robots. L’analogie est donc bancale, même s’il s’agit dans les deux cas d’humaniser artificiellement le non humain – seul moyen semble-t-il d’obtenir pour lui du respect.

    Les nombreux et très actifs défenseurs de la cause animale militent ainsi depuis les années 1970 pour la reconnaissance de l’animal en tant que personne alors que la notion éthique de personne a justement été élaborée par Kant pour marquer clairement la frontière entre l’humanité et l’animalité ! La notion récente de « dignité animale » est tout aussi contestable, la dignité ne pouvant être qu’humaine d’un point de vue kantien puisque seul l’homme est doué de raison et est capable d’agir moralement.

    Cette restriction essentielle n’empêchait évidemment pas Kant de condamner sans réserve tout acte de cruauté commis à l’encontre des animaux. Il n’est nullement nécessaire en effet de reconnaître des droits et une dignité aux autres êtres vivants pour les traiter humainement. C’est là le problème général de l’éthique purement formelle de notre temps : on ne se sent ni respecté ni pleinement reconnu si l’on ne se voit pas attribuer des droits ronflants (et le plus souvent aussi, des indemnités…).

     

    Si étendre la dignité aux animaux, pour lesquels nous avons une réelle empathie, est déjà problématique, en attribuer aux robots est très discutable. L’usage désinvolte que l’on fait de cette notion religieuse (l’homme a une dignité parce qu’il est fait à l’image de Dieu) la rend particulièrement « incertaine »[4] et la vide de toute substance. Cette « subversion subjectiviste de la dignité », que dénonce à juste titre le père jésuite Paul Valadier, méconnaît le véritable sentiment de dignité, qui est la conscience de sa propre valeur : on se respecte et s’estime soi-même parce qu’on se voit justement comme plus qu’une simple chose.

    Même si le robot est fait à l’image de l’homme (tels les androïdes dérangeants d’Ishiguro) et que ses bienfaiteurs humains lui accordent généreusement une dignité comme on délivre un label de qualité, il est peu probable qu’il ressente un jour de la fierté, cette traduction concrète du sentiment que l’on a de sa propre dignité. À titre d’exemple, le robot « aimant » de la célèbre nouvelle de John McCarthy, The Robot and the Baby, ne peut pas être fier de ses actes « humains ». S’il donne à la mère indigne et à tous les autres humains une leçon d’humanité, c’est bien à son insu ! N’est capable d’humanité, c’est-à-dire de bienveillance, que celui qui est capable aussi d’inhumanité. Or, le robot n’est ni humain ni inhumain ; l’empathie ne peut donc être ici qu’unilatérale.

    Après s’être longtemps fait peur en imaginant des robots méchants, cruels, décidés à exterminer l’humanité (Terminator en étant la forme la plus caricaturale), on se complaît aujourd’hui à leur attribuer des sentiments altruistes et, plus généralement, des qualités qui font désormais défaut aux humains. De même que l’horripilant E.T., dégoulinant de gentillesse, a considérablement amélioré la mauvaise réputation des Aliens, de même la saga Star Wars a beaucoup fait pour rendre les robots sympathiques (BB-8, le nom du dernier robot, petit et rond, est particulièrement éloquent !) et, pour tout dire, un peu nunuches. L’épouvantail brandi pour effrayer les enfants et les obliger à finir leur soupe est devenu presque du jour au lendemain leur fidèle compagnon de jeu, leur meilleur ami imaginaire…

    Mais les robots ne sont (et ne seront sans doute à l’avenir) ni bons ni méchants. Ils sont moralement indifférents, ne faisant que refléter en miroir les projections humaines, souvent contradictoires. Pour reprendre le faux modèle animal, on assiste ici à une sorte de parodie de l’explication que Darwin donne de l’émergence du sens moral dans son deuxième grand ouvrage, La Filiation de l’homme (1871). Pour le grand anthropologue, l’apparition du sens moral est une conséquence étonnante de ce que Patrick Tort appelle « l’effet réversif de l’évolution » (représenté par la bande de Möbius[5]). En effet, à l’état de nature, la seule règle « éthique » est de survivre, mais avec le temps, ce sauve-qui-peut généralisé laisse place à la coopération et à la solidarité, non par moralité mais par intérêt bien compris, l’union faisant la force. Au fil de l’évolution, toutefois, ce sens social devient sens moral désintéressé : on aide les autres sans attendre quelque chose en retour et on est même prêt à sacrifier sa vie pour en sauver d’autres, ce qui était tout bonnement inimaginable à l’origine.

    L’humanité surgit ainsi, pour Darwin aussi, d’une rupture décisive avec l’animalité et l’instinct impérieux de survie. Les promoteurs des droits des robots font le pari que la sociabilité sera pour ces derniers le premier pas vers la moralité. Sauf que les robots dits sociaux sont programmés pour l’être et ne peuvent pas, faute d’intériorité, incorporer les valeurs constitutives de l’humanité. Ils pourront simplement les manifester, de mieux en mieux sans doute avec les progrès de la robotique, mais sans vraiment faire illusion.

     

    Se pose dès lors la question cruciale des frontières de l’humain[6] : si les animaux et les robots sont un jour humanisés, l’idée même d’humanité en pâtira, puisqu’elle s’est justement constituée par opposition à la bestialité et à la réification de l’humain. Faute d’altérité radicale, qui serve de contrepoint et permette de la définir, c’est-à-dire d’en délimiter les frontières, on pourra dire, en inversant la célèbre formule de Térence : rien de non humain ne m’est étranger ! Mais l’humanité pour tous, c’est tout simplement la fin de l’humanité…

     

    • [1] Plusieurs livres récents abordent ces questions jusque-là peu traitées dans le monde francophone. Parmi les plus significatifs : Serge Tisseron, Le jour où mon robot m’aimera. Vers l’empathie artificielle (Albin Michel, 2015) ; Pascal Chabot, ChatBot le Robot (PUF, 2016) ; Paul Dumouchel et Luisa Damiano, Vivre avec les robots. Essai sur l'empathie artificielle (Seuil, 2016) et, pour finir, En compagnie des robots (Premier Parallèle, 2016), recueil de textes auquel j’ai collaboré.  
    • [2] Cf. Don Ihde, Heidegger’s Technologies: Postphenomenological Perspectives, New York, Fordham University Press, 2010, p. 76.
    • [3] Dans cent ans peut-être, qui sait, l’ONU révisera sa Déclaration universelle des droits de l’homme pour y inclure les robots.
    • [4] Cf. Paul Valadier, « Dignité incertaine », Laennec, n° 2/2006 (tome 54), p. 8 : « (…) elle [la dignité] est invoquée par tout le monde, mais chacun y met un sens particulier, en sorte que nous sommes comme dans la construction de la tour de Babel : notre langage apparemment commun provoque la confusion, puisqu’on ne met pas le même sens sous le même mot. Ne conviendrait-il donc pas de renoncer à un terme si incertain, source de graves équivoques ? »
    • [5] Cf. Patrick Tort, L’effet Darwin. Sélection naturelle et naissance de la civilisation, Seuil, « Points-Science », 2012.
    • [6] Voir là-dessus Denis Vidal, Aux frontières de l’humain. Dieux, figures de cire, robots et autres artefacts, Alma éditeur, 2016.