Dire non. Philosophie du refus.

Nous sommes entrés dans le 500ème anniversaire d’un moment qui a marqué à jamais l’histoire du monde : le 31 octobre 1517, veille de la Toussaint, Martin Luther, frère augustin, philosophe, théologien, professeur et prédicateur, affichait aux portes de l’église du château et de l’Université de Wittenberg, en Saxe, où il enseignait, des documents restés célèbres, ses « 95 thèses au sujet des indulgences ».

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    Les indulgences sont, comme on sait, les aumônes que l’Église avait pris l'habitude de récolter auprès des fidèles contre la promesse d'un allègement des peines qui attendent les pécheurs au Purgatoire. Le produit de cette collecte servait notamment à reconstruire Saint-Pierre de Rome dans le goût fastueux de la Renaissance italienne, à rembourser les dépenses considérables qu’entraînait l’achat des votes des princes électeurs d'Allemagne pour l’attribution du titre d’empereur, brigué alors par les rois de France et d'Espagne, François 1er et le futur Charles Quint, et plus généralement à entretenir le train de vie de l’Église et les pratiques souvent jugées scandaleuses et la corruption qui lui étaient associées. En 1515, le pape Léon X avait autorisé une nouvelle vente d’indulgences, un peu sur le modèle de l’émission d’une monnaie ou du lancement d’un emprunt. Cependant, ce n’est pas vraiment sur cet aspect de la question que portent les 95 thèses : ce que dénonce Luther, ce n’est pas tant la dérive marchande de l’Église, même s’il avait prononcé quelques mois plus tôt une série de prédications sur les Dix commandements où il mettait en cause, en même temps que le trafic des indulgences, ce qu’il estimait être des manquements moraux et sociaux de l’Église de Rome et, déjà, certains aspects du culte des saints. La véritable crainte qu’il exprime, c’est que l’Église, jouant sur la peur de l’Enfer, si vive dans cette époque tragique, des chrétiens, ses frères, se sentent assurés de leur salut en achetant une indulgence, se croient dispensés de leur vrai devoir, qui est la pénitence, et se trouvent exposés à la damnation au terme d’une vie dont ils pensaient avoir par avance racheté les fautes.
         Ce non opposé par Luther à la toute-puissance de l’Église romaine est commémoré par les protestants chaque dernier dimanche d’octobre sous le nom de Fête de la Réformation. Il est le début mythique de l’histoire du protestantisme et l’emblème de la mémoire collective des héritiers de la Réforme. Pourtant, ce n’est pas l’Église catholique, à laquelle il appartient et qu’il a toujours servie avec beaucoup de zèle, qui était visée en tant que telle par le geste de Luther. Il voulait tout sauf créer une nouvelle église, et c’est en ce sens qu’il était un réformateur, sous-entendu de l’ancienne. Ce 500ème anniversaire est en fait celui d’un dire non, d’un geste qui apparaîtra plus tard comme un refus fondateur ouvrant d’immenses perspectives, préfigurant la modernité et contribuant largement à la construction intellectuelle du monde.

    Positivité et négativité : les termes de la problématique

    Ce sont d’ailleurs ce dire non et sa négativité positive, en quelque sorte, qui retiennent d’emblée l’attention dans une époque comme la nôtre, envahie par les positivités. Ils nous offrent l’occasion de prendre à revers l’idéal de consensus qui semble aujourd’hui s’imposer et d’examiner, au contraire, la dimension créatrice de la négation, à travers l’insoumission, la dissidence, la subversion et tous les types de refus sur lesquels se sont construits le travail de la raison et l’histoire des hommes.
         L’idée d’une fécondité du refus, d’une puissance créatrice du dire non supérieure à celle de l’acceptation soumise ou de la synthèse douce peut d’abord surprendre. Pourtant, un mouvement général a toujours placé, à toutes les époques, les valeurs dans la dépendance des négations correspondantes et les a faites naître d’une conquête prenant appui, paradoxalement, sur les malheurs liés à leur absence. On sait l’idéal humanitaire que Henri Dunant, après avoir vu tant de morts et de blessés à la bataille de Solférino, a tiré de ces horreurs pour créer, en 1876, la Croix Rouge. La plupart des idéaux, y compris la liberté politique et la démocratie ont d’abord été dissimulés dans une négativité avant de prendre vie dans ce qui les avait contrariés, niés ou empêchés d’exister. L’idéal de paix est ainsi le fils tardif de la guerre, l’idée de repos est la fille de la fatigue, la justice est la fille de l’injustice[1] et le loisir est l’enfant né des amours tourmentées du pénible labeur et de l’ennuyeuse inaction. L’émergence des positivités intervient en rupture par rapport à leurs contraires – et c’est ce que Sartre appelait la négativité productrice.
         C’est justement ce que la modernité voudrait faire oublier : il y a une obsession moderne du consensus et de la soumission passive à un soi-disant ordre des choses. Il faudrait résoudre tous les problèmes par un art de la synthèse et une poursuite de la vérité molle, il faudrait dépasser les différends grâce aux vertus du dialogue. Par les temps qui courent, le désaccord a mauvaise presse et si néanmoins il survient, il est aussitôt mis sur le compte d’un échec de la communication : c’est sans doute qu’on a mal expliqué, il faut faire plus de pédagogie, selon la formule consacrée. Or le consensus est justement un accord qui, le plus souvent, n’a pour tout fondement que l’absence de refus. Par contraste, le discontinu, l’exceptionnel et l’extraordinaire finissent par incarner seuls la négativité, laquelle, du coup, n’est plus représentée que par les violences, les catastrophes et les attentats. Jean Baudrillard a bien montré dans son essai sur L’esprit du terrorisme comment le terrorisme est, tout au moins en partie, le resurgissement d’une négativité contrariée : les évènements du 11 septembre 2001, disait-il, sont « la mondialisation triomphante aux prises avec elle-même ».

    Le champ du dire non : petite ontologie du refus

    Le refus libérateur et créateur est en réalité l’arrière-plan et la trame de l’existence des hommes. Il trace même la délimitation entre l’humanité et l’animalité : l’animal fait ce que lui dictent son corps et ce que nous appelons son instinct. L’homme est au-delà de cette ligne : il est capable de se dire non, de se refuser à lui-même. Ce refus appliqué au corps est même ce que la tradition désigne sous le nom d’âme : « l’âme, dit Alain[2], c’est ce qui refuse le corps. Par exemple [l’âme, c’est] ce qui refuse de fuir quand le corps tremble, ce qui refuse de frapper quand le corps s’irrite, ce qui refuse de prendre quand le corps désire ». Dans un autre texte célèbre, Alain montre que le travail de la pensée est sous la dépendance du refus : « penser, c’est dire non. Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non ». Il en conclut que « réfléchir, c’est nier ce qu’on croit »[3]. Il y a là, en écho, la définition platonicienne de la pensée comme dialogue de l’âme avec elle-même.
         Mais une ontologie du refus doit porter aussi sur la diversité du dire non, sur tout ce qui va du discours négatif à l’abstention, à la dissension, à la contestation, à la résistance, à la révolte, dans l’ordre de l’action ou dans celui de la pensée. Car le dire non a mille nuances : on pense au veto, ce refus absolu qui tient sa force herculéenne du fait qu’il ne s’élève que quand les autres - et souvent tous les autres - disent oui ; au refus indirect - et qui se prête à interprétation sans fin - de la désapprobation, de la désobéissance, de la dénonciation, du démenti, de l’objection, de la démission ; au refus militant de l’insoumission, de la rébellion, de la résistance ; au refus symbolique, au nom des plus hautes valeurs, qu’on trouve dans l’indignation ; au refus intérieur et sans merci décrit par Vercors dans Le silence de la mer, où un vieil homme et sa fille opposent à l’officier allemand qu’ils sont tenus d’héberger, sous l’Occupation, un silence qui est la négation de sa présence et lui signifie sans un mot cette exclusion.
         D’un autre côté, le refus est le paradigme et l’étendard de la liberté. Liberté de créer, tout d’abord, au sens où Nietzsche définit l’art comme un refus de ce qui est : « aucun artiste ne tolère le réel ». Celui qui peint un tableau, crée un poème ou compose une mélodie considère que le monde serait insupportable sans ce nouvel objet du monde - « il y a une affinité fondamentale entre l'œuvre d'art et l'acte de résistance », disait Deleuze. Et liberté de penser, ensuite. Celui qui sait dire non est depuis Platon, une référence indispensable : Socrate a édifié la philosophie en disant non aux sophistes et en refusant de laisser le champ libre à leurs prétentions. Il dit non également à ses interlocuteurs et il attend d’eux qu’ils sachent à leur tour lui dire non. À l’âge classique, Descartes concevra la recherche de la vérité comme prenant appui sur un non initial, ce qu’énonce la IIIème partie du Discours de la méthode : avant de « rebâtir le logis où on demeure, il faut l’abattre ».
         Il faut faire place également à une analyse de l’intensité du dire non et au refus qui se transforme en style de vie ou devient un véritable mode de relation au monde. On pense au refus nihiliste nietzschéen, au refus intraitable au service d’une vérité supérieure : par exemple, dans l’histoire du protestantisme, celui des Camisards en réponse aux persécutions qui ont suivi l’Édit de Fontainebleau, révoquant d’Édit de Nantes en 1685. On n’oubliera pas les grands refus huguenots et les souffrances héroïques des Prisonnières de la Tour de Constance à Aigues Mortes, enfermées pendant des dizaines d’années pour avoir refusé jusqu’au bout d’abjurer leur foi. Et plus loin, le plateau du Chambon sur Lignon, où les protestants diront non de nouveau, à l’occupant et à la barbarie nazie cette fois, en donnant aux juifs persécutés l’admirable refuge d’anciens persécutés. La prison au bord de la mer et la montagne des justes, unies dans le malheur, sont devenues ensemble des places fortes de l’espérance.
         Il faut penser aussi à des refus en apparence minuscules mais qui traduisent avec d’autant plus de force la belle devise implicite je résiste donc je suis. Ainsi Bartleby, le personnage de Melville, engagé comme copiste dans une étude de notaire et qui se montre d’abord zélé et consciencieux mais refuse ensuite certains travaux - de plus en plus nombreux - par la formule qui deviendra légendaire « j’aimerais mieux pas » (I would prefer not to), jusqu’à finalement ne plus travailler du tout et devenir, par ce refus lisse, absolu et insaisissable qui sape l’ordre des choses, le symbole de l’idée de résistance passive. Mais, dira-t-on, tout refuser, est-ce encore refuser ?

    Péril et émancipation : la dissidence philosophique

    Se pose alors la question essentielle du refus comme risque, c’est-à-dire de la difficulté majeure qu’on doit affronter lorsqu’en refusant quelque chose qui existe, on est obligé de s’en remettre à quelque chose qui n’existe pas encore, autrement dit lorsque le refus semble conduire à l’inconnu ou au néant[4], faisant trompeusement apparaître préférable le statu quo. Il y a existé au cours de l’histoire bien des situations où « la faillite d’un système intellectuel était patente sans qu’on pût pour autant le remplacer par un autre ». Ainsi, on n’aurait pas eu le droit, au 16ème siècle, de critiquer la scolastique qui était déjà moribonde mais qui faisait encore obstacle aux progrès du savoir, à moins d’inventer par avance ce qu’allaient apporter les trois siècles suivants : Montaigne, notait Revel, « n’aurait jamais dû écrire une seule ligne faute de pouvoir être à la fois et sans délai Galilée, Newton, Lavoisier, Darwin et Freud ». Et en raisonnant ainsi, Luther n’aurait pas dû mettre en cause les décisions pontificales en l’absence des principes que le protestantisme encore à naître n’avait pas établis. Dans le champ politique, on n’aurait pas dû non plus, pendant la Nuit du 4 août 1789, détruire l’Ancien Régime - ce qu’on a pourtant fait - puisqu’on n’avait pas encore élaboré, et pour cause, le modèle qui allait le remplacer. On n’aurait pas pu davantage répondre à l’appel du Général de Gaulle en juin 1940, faute d’imaginer par avance le schéma à long terme généralisation du conflit - montée en puissance de la Résistance - entrée en guerre de l’URSS qui conduira à la Libération et rendra possible la victoire en 1945. C’est que répondre à cet appel était - et cela vaut tout autant pour les autres situations évoquées - un acte non d’adhésion mais de refus : un refus authentique n’est pas celui qui prend appui sur ce qui est possible mais celui qui se dresse pour décider ce qui va l’être. Un grand refus est la source du possible et non sa conséquence.
         Et de la même manière, il serait à présent interdit de refuser le système néolibéral mondialisé et de prédire son échec, qui est pourtant inéluctable, il serait imprudent de dénoncer les mortels déséquilibres qu’il entraîne et il serait dangereux pour nos intérêts immédiats, déjà fort compromis, de contester la façon dont va le monde sous la triple loi du profit sans limite, de la dérégulation inhumaine et de l’austérité féroce,  tout cela tant qu’on n’est pas en mesure de fournir une alternative qui porte remède à cette situation et qui délivre l’humanité de la guérilla concurrentielle sans merci de tous contre tous qu’on lui impose, alors que de toute évidence une telle alternative ne pourra résulter que d’une nouvelle invention de l’humanité, par définition à venir.
         Les exemples sont nombreux, dans l’histoire des savoirs et des idées comme dans celle des luttes, qui montrent que refuser en l’absence d’hypothèse alternative, refuser sans disposer d’une solution de rechange, n’est pas une circonstance particulière du dire non, mais qu’elle est au contraire constitutive du refus authentique et qu’elle en représente l’essence. Refuser, ce n’est pas exprimer une préférence mais accepter s’il le faut de se priver d’issue et se mettre soi-même dans la périlleuse obligation d’inventer. Cette caractéristique se trouve déjà dans les grands refus antiques, qui ont abouti à la naissance de la philosophie, elle est ensuite dans ceux qui ont marqué l’émancipation des savoirs pendant la Renaissance et les Lumières, et enfin dans les ruptures dont est née la pensée contemporaine, pour ne garder que ces quelques repères.
         Le refus se construit d’abord, en Grèce ancienne, selon trois moments : le refus existentiel dans la poésie homérique, le refus éthique et politique dans la tragédie, le refus philosophique avec Socrate et Platon. Le premier temps est le refus d’Ulysse disant non à Calypso qui lui offre l’immortalité, alors qu’au moment précis où il dit non, il n’y a, en face de la condition divine qui lui est offerte, qu’incertitude, confusion et danger : « s’il faut encore un surcroît de peines, qu’il m’advienne », dit Ulysse, pensant à tout ce qui l’attend pour rentrer chez lui, à tous ces périls qui symbolisent la finitude humaine. Ce premier grand refus de l’Occident est existentiel. Le second sera tragique : Antigone refuse l’ordre de son oncle Créon, roi de Thèbes, de laisser sans sépulture son frère Polynice accusé de trahison et c’est en bravant cet interdit qu'elle sera surprise et condamnée à être emmurée. Mais en fait elle incarne un soulèvement absolu contre l’ordre établi de la cité, elle génère une espèce nouvelle de conflit total, un refus éthique et politique de profondeur abyssale. Enfin survient le refus émancipateur de la philosophie. Socrate en incarne à lui seul la force créatrice. Sa mort même sera la matérialisation emblématique de son refus de transiger sur la vérité. Mis en accusation, Socrate refuse d’être défendu par un avocat puis refuse, sous un respect scrupuleux de la forme, de jouer le jeu du procès et enfin refuse, une fois condamné, de s’évader et d’échapper à la sentence alors même que ses amis le lui proposent avec insistance, selon le récit du Criton. Même le démon de Socrate lui dit non et ne le pousse qu’au refus : c’est, dit-il, « une voix qui lorsqu’elle se fait entendre me détourne toujours de ce que je vais faire mais qui jamais ne me pousse à l’action. Voilà ce qui s’oppose à ce que je me mêle des affaires de la cité ». C’est par une permanente dissidence que Socrate fait émerger l’identité du philosophe et installe le refus philosophique dans la fonction de subversion qui en est restée la caractéristique.
         Vingt-cinq siècles plus tard, Sartre, dont plus de trente ans après sa mort l’œuvre n’a jamais été autant étudiée à travers le monde, sans doute parce qu’il a été et reste l’homme de tous les refus, disait que « c’est en refusant jusqu’à ce que nous ne puissions plus refuser que nous sommes libres »[5]. Son refus du prix Nobel, évènement récupéré aussitôt par ses adversaires, par la presse avide de scandale et l’opinion en attente de médisance antiphilosophique, a été interprété comme une forme de vanité ou une ruse pour se procurer la gloire en se donnant l’air de ne pas la vouloir. C’était pourtant un refus profondément philosophique de laisser institutionnaliser, mettre sous tutelle la philosophie : « ce n’est pas la même chose, si je signe Jean-Paul Sartre ou si je signe Jean-Paul Sartre, prix Nobel », disait-il. C’est bien souvent un certain refus qui marque l’intervention du philosophe et chaque philosophe a en somme son refus central. Par exemple, Hannah Arendt refuse, au procès d’Eichmann à Jérusalem, la thèse qui est soutenue unanimement par l’opinion. Elle est seule à soutenir que malheureusement l’accusé n’est pas un monstre, puis elle édifie, seule et dans la réprobation générale, sa théorie de la banalité du mal qui sera d’une portée qui balaie tout.

    Savoir et subversion : refus scientifique, refus politique, refus éthique

    Un des grands mérites de la philosophie a justement été, dès l’origine, d’installer la subversion dans le champ du savoir et d’y exercer une fonction émancipatrice que reformuleront les Lumières mais que la Renaissance avait annoncée. Même le Moyen-Âge avait été traversé par le refus courageux de quelques dogmes en vigueur. Ce n’est qu’en 1616 que William Harvey a donné ses premiers cours sur la circulation du sang et en 1628 qu’il a exposé publiquement sa découverte, mais celle-ci remonte à un travail d’Ibn Nafis et de quelques autres médecins égyptiens du 13ème siècle qui l’ont rendue possible à partir de leur rejet résolu, extrêmement hardi pour l’époque, des thèses canoniques issues d’Aristote et de Galien. Ce sont des refus radicaux et des ruptures à haut risque, engageant la vie intellectuelle du temps - et même la vie personnelle de leurs auteurs - qui vont alors modifier entièrement le savoir et la place des hommes dans le cosmos et dans la cité. Comme il aura fallu attendre Harvey pour établir le schéma de la circulation du sang en circuit fermé, à partir du cœur conçu comme une pompe et non plus comme un soufflet, il faudra attendre la révolution copernicienne pour mettre fin à la thèse géocentrique de Ptolémée, jugée jusque-là évidente parce qu’elle est plus conforme à la perception quotidienne d’un soleil qui se lève et qui se couche. De telles attentes représentent une bonne partie du temps de l’histoire des sciences, mais il vient toujours un moment où pour voir et pour savoir, il faut détruire, dans un refus souvent douloureux, ce qu’on croyait voir et savoir.
         Georges Canguilhem a souligné « l’admirable conjonction qui a fait de 1543 », 26 ans après l’affichage de Luther, « une année incomparable dans l’histoire des progrès de l’esprit humain »[6]. En 1543, en effet, paraissent l’un après l’autre le livre de Vésale La fabrique du corps humain et l’ouvrage de Copernic Des révolutions des orbes célestes. Vésale, médecin flamand actif à Louvain, à Montpellier, à Padoue, à Venise, à Bâle, fait entrer l’anatomie dans la modernité et met fin au galénisme et à ses dogmes qui pendant plus de mille ans avaient figé l’évolution de la science. Copernic renverse la conception du monde en refusant le géocentrisme et il réalise un modèle nouveau de « révolution scientifique », qui sera aussi une révolution philosophique : comme l’a montré Kant[7], avec Copernic la vérité du monde a divorcé d’avec son apparence, on est passé d’un système clos à un espace infini, d’une pensée dogmatique à une pensée critique et on a libéré l’entendement jusque-là « tenu en laisse » par les phénomènes, exactement comme la religion a pu sembler à Luther « tenue en laisse » par le pouvoir de l’Église de Rome. Désormais l’ordre du monde n’est plus à chercher dans le monde lui-même mais dans l’entendement humain qui en établit les lois. Et ce refus libérateur ne concerne pas seulement la science mais aussi l’action, la vie collective et la pensée politique. Ainsi, le texte éblouissant du Discours de la servitude volontaire, écrit par La Boétie en 1547, quatre ans après l’année de Copernic et Vésale et trente ans après les thèses de Luther, énonce le refus politique dans sa forme la plus radicale : la thèse libertaire qu’il contient a une rare puissance de subversion, déjà présente dans le choc des mots du titre, servitude et volontaire. Si un pouvoir s’exerce sur nous, dit La Boétie, c’est parce que nous y consentons. C’est le peuple qui délaisse la liberté et non le tyran qui la lui prend : « les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux ».
         Ce manifeste du refus émancipateur s’élargit au 18ème siècle dans le texte de Kant Qu’est-ce que les Lumières ? Les Lumières, dit Kant, « se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute [car] elle résulte non pas d’une insuffisance de l’entendement mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir. Sapere aude, aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières ». Dans ce sommet de la pensée occidentale, il s’agit de refuser absolument d’être sous tutelle. Qu’est-ce que les Lumières, plaidoyer pour l’état de majorité, est un refus résolu d’être un éternel mineur qui ne peut penser ni décider sans tuteur. Il constitue en 1784, à la veille de la Révolution française, une véritable méthodologie générale du refus dans le champ intellectuel et une suprême extension du dire non luthérien et on sait tout ce que Kant doit à la pensée de Luther.

    La liberté et l’espérance : refus héroïque et refus prophétique

    En effet ce n’est pas une éthique de l’insurrection mais de l’espoir que portait le geste de Luther le 31 octobre 1517, prise de position dictée par la conscience, acte d’insoumission au service de l’Évangile, révolte au nom de la vérité, sans aucun appui sur un système de références qui aurait pu être une alternative à ce qui était dénoncé. Le vide créé est dès lors à lui seul un appel à la liberté et cet appel a tant de force que l’histoire semble s’engouffrer dans la brèche qui vient de s’ouvrir. Les 95 thèses sont imprimées dans les mois qui suivent. En moins de deux ans, les livres de Luther sont vendus à Paris, lus en Sorbonne puis dans toute l’Europe, où le débat ne tarde pas à faire rage. En 1518, Luther est convoqué à Augsbourg pour se rétracter, ce à quoi bien sûr il se refuse, car un vrai refus est celui que l’on maintient. Le Pape fait brûler ses livres et lui ordonne à nouveau de se rétracter par la bulle Exsurge Domine, que Luther détruit publiquement, ce qui entraîne, cette fois, sa rupture avec l’Église. En 1521, il renouvellera son refus devant l’Empereur à la Diète de Worms, dans des termes pleins de simplicité et d’humanité : « Je ne crois ni au Pape ni aux conciles seuls, puisqu’ils se sont souvent trompés et contredits. Je suis lié par les textes de l’Écriture et ma conscience est captive de la Parole de Dieu. Je ne peux ni ne veux me rétracter en rien […]. Je ne puis faire autrement. Que Dieu me soit en aide ».
         Un an après commence le procès qui conduira à une décision par laquelle Rome, en voulant montrer son autorité, conforte et accélère la Réforme : l’excommunication de Luther. Ensuite commence le chemin, difficile mais rendu exaltant par l’exercice de la liberté, de la construction du protestantisme. Il a eu ses lumières mais aussi ses ombres - on pense, par exemple, à la critique que Kierkegaard a faite des églises luthériennes de son temps. Mais une commémoration est autre chose qu’un bilan : commémorer c’est se saisir de l’ancienneté des choses pour en dire la jeunesse, c’est faire l’éloge de ce qui a été une origine et en restaurer la nouveauté en même temps que la vérité. En fait la Réforme a reconstruit la foi et changé le monde. Reconstruit la foi par une pratique de l’Évangile conçue comme une mise en mouvement et non plus comme un système, par l’idée d’un salut dû à Dieu seul et d’une justification venant de la grâce seule, au nom du principe éminemment protestant Dieu seul est Dieu. « Nous n’allons pas au culte pour être pardonnés ou reconnus par Dieu mais parce que nous y sommes conviés et que nous sommes déjà reconnus par lui » : il s’agit donc d’une révolution copernicienne en théologie[8]. La Réforme induit ainsi une valorisation entièrement neuve de la pensée individuelle et de la personne qui sera un axe central de la modernité. Changé le monde, ensuite. L’institution de pratiques nouvelles a eu d’immenses effets non seulement dans l’Église mais hors de l’Église. Elle a créé un clergé qui n’agit plus en médiateur mais en serviteur de la Parole : c’est d’une qualification académique liée au savoir que témoigne la robe du pasteur, lequel ne détient aucun pouvoir propre - «  tout ce qu’il fait pourrait être fait par un autre » dit-on. La prédication, en revanche, a dans le culte réformé une place centrale, car si le culte est possible sans la Cène, il ne l’est pas sans la lecture de la Parole : ce sont la place et le rôle même du Verbe qui ont été recentrés. En outre, dès 1521, Luther a commencé la traduction de la Bible en allemand, et on considère que la traduction en tant qu’art majeur est née de la Réforme : offrir la Parole de Dieu dans la langue des fidèles aura été, au 16ème siècle, un « geste subversif et révolutionnaire ». D’un côté, selon la formule de Boileau, désormais « tout protestant fut Pape une Bible à la main »[9]. D’un autre côté, l’effet sur l’alphabétisation et sur l’idée même d’éducation sera considérable. On connaît, en France, le rôle décisif joué par les Protestants dans l’histoire de l’École de la République et dans l’idée même de laïcité. La Réforme aura été « un message de délivrance, un acte de relativisation et une culture du sujet » aux conséquences incalculables sur le plan, éthique, économique, éducatif, politique et culturel.
         Le message envoyé par Luther en octobre 1517, encore si actuel, a été de ne jamais renoncer à dire non lorsqu’il y va de la vérité et de la justice - de ce dire non qui rend possible un dire oui comme second temps de la démarche dialectique. Il nous rappelle notre devoir de soumettre à un examen rigoureux ce qui est présenté comme étant la seule voie possible et de nous dresser contre les dogmes fabriqués et contre la réalité qu’on prétend incontournable, alors que l’histoire a révélé souvent ce contournement comme possible et libérateur. L’évènement du 31 octobre 1517 s’inscrit ainsi dans la longue lignée de ce qui est en Occident la figure même du possible, le geste premier de la liberté et le moment suprême de toute émancipation, le refus.

    • [1] Cf. Héraclite : « s’il n’y avait pas d’injustice, on ignorerait jusqu’au nom de la justice ».
    • [2] Alain, Définitions, 1953.   
    • [3] Alain, Libre propos, 1924.
    • [4] J.-F. Revel a abordé ce point dans La cabale des dévots (1965), suite à Pourquoi des philosophes ? (1957).
    • [5] Jean-Paul Sartre, Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p. 71.
    • [6] G. Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968, pp. 27-35.
    • [7] Cf. la préface à la Critique de la raison pure, seconde édition (1787).
    • [8] Cf. L. Gagnebin et R. Picon, Le protestantisme, la foi insoumise, Flammarion, Paris, 2005. Sur le calvinisme, qui n’est pas abordé ici, et sur la « modernité » du premier protestantisme français, cf. la belle synthèse de Janine Garrisson, Les protestants au XVIème siècle, Fayard, Paris, 1988.
    • [9] Boileau, Satire XII.