La transplantation d'organes: un enjeu (aussi) philosophique

Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, la transplantation d’organes nourrit le débat bioéthique par ses nombreuses ouvertures vers des questions fondamentales d’éthique individuelle et sociale : qui peut consentir au don ? Le don doit-il rester gratuit ou peut-il être rétribué ? Dans ce cas, ne risque-t-on pas d’ébranler les bases de la solidarité ?

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    Quels critères d’allocations garantissent une distribution équitable ? Quel critère de la mort adopter : la mort cérébrale et/ou la mort cérébrale après arrêt cardiaque ? Dans une optique de santé publique, l’État doit-t-il promouvoir le don d’organes ?

    Tout citoyen quelque peu attentif aura remarqué, sur la voie publique, des campagnes d’information – plus ou moins réussies – sensibilisant à la transplantation d’organes. Toutefois, ce même citoyen n’aura pas forcément remarqué que la transplantation d’organes s’est aussi invitée dans le débat philosophique soulevant, là aussi, des questions fondamentales, concernant notamment l’identité personnelle et, plus précisément, l’identité de la personne à travers le temps : à quelles conditions une personne demeure-t-elle la même à travers le temps ? Faut-il se baser sur le critère de la continuité corporelle ? De la continuité psychique ? De la continuité cérébrale ? Et dans ce cas, doit-on garder le cerveau fonctionnel dans son intégralité ou une partie suffirait-elle ? Les philosophes ont été très friands d’expériences de pensée où le scalpel et la transplantation jouent le premier rôle. Dans les années 60, Sidney Shoemaker avait imaginé la fiction dite de l’« extraction cérébrale ». Supposons que dans un futur proche, deux hommes, Brown et Robinsons, soient opérés d’une tumeur du cerveau. Dans les deux cas, en procédant à une intervention basée sur les bonnes pratiques, le cerveau a été prélevé. À la fin des opérations, les deux cerveaux ont étés malencontreusement intervertis ; le cerveau de Brown a été placé dans la tête de Robinson et le cerveau de Robinson dans la tête de Brown. D’après la fiction imaginée par Shoemaker, l’un des deux hommes meurt à la suite de l’opération, mais l’autre – qui possède le corps de Robinson et le cerveau de Brown, et qu’on désigne par le nom de Brownson – survit et reprend conscience quelques heures après. À son réveil, très étonné, il perçoit le corps de Brown (son ancien corps) sur un brancard et s’exclame : « C’est moi qui suis couché là ! ». Si nous sommes prêt à croire que Brownson est bien Brown, nous le faisons sur la base de l’idée d’une continuité de mémoire, ou critère psychologique, et nous admettons ainsi qu’il s’agit bien d’un cas de changement de corps. Nous nous basons ainsi sur ce que d’autres auteurs ont appelé l’« intuition de la transplantation ».

    Cette fiction ainsi que les variantes qu’elle a provoquée (dont la commissurotomie, c’est-à-dire la séparation au niveau du corps calleux des deux hémisphères cérébraux, l’hémisphérectomie, l’ablation d’un hémisphère cérébral, et la transplantation de ces parties dans un ou plusieurs autres individus comme le veut la fiction dite de « fission », etc.) questionne l’opposition entre critères physiques et critères psychologiques de l’identité personnelle. Cette opposition nous vient de Locke sous la forme d’une distinction nette entre l’identité de la personne et l’identité de l’organisme humain et elle s’inscrit dans la problématique plus large de la relation entre le corps et l’esprit. Si l’« extraction de cerveau » occupe une part importante dans le débat contemporain sur l’identité personnelle c’est parce qu’on considère que le cerveau constitue la condition nécessaire et suffisante de la continuité de la personne, puisqu’il est le support des facultés de nature rationnelle dont dépend, traditionnellement, l’existence de la personne.

    Cela dit, les témoignages de patients transplantés se demandant s’ils sont bel et bien la même personne (après une greffe cardiaque, par exemple), nous forcent à reconsidérer les hypothèses théoriques (encore fondamentalement dualistes) sur les critères de l’identité personnelle et à reconnaître que ce que l’on tire de ces expériences de pensée peut nous éloigner de la compréhension de ce qu’est réellement une personne en chair et en os. En effet, le corps envisagé par un bon nombre de théoriciens n’est qu’une chose, un outil. Or, cette réduction du corps propre – c’est-à-dire du corps qu’on est subjectivement – à un corps quelconque – un corps qu’on a –, nous éloigne de la complexité existentielle qui nous vient du fait d’être des corps et de développer nos psychismes sur la base et à partir de cette expérience là, particulière et unique.