Le concept de santé

Une formule célèbre de G. Canguilhem suggère que la santé ne constitue pas un concept scientifique ou philosophique. Voyons pourquoi.

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    Le concept de santé : objectif ou subjectif ?

    Il existe des métaphores pour exprimer le sentiment en première personne que l'on éprouve de se bien porte ou de se sentir en forme ("Se bien porter" ; " Se sentir en forme" : ces formules sont d'ailleurs elles-mêmes métaphoriques !). La plus suggestive de ces métaphores est celle du chirurgien français René Leriche (1879-1955) : "La santé est la vie dans le silence des organes".

    Mais on trouve aussi des conceptions selon lesquelles il existe des faits relatifs au corps et à la façon dont il peut fonctionner : la maladie constitue un écart par rapport à un fonctionnement statistiquement typique pour une classe de référence (le sujet jeune, la fillette prépubère, etc.) et la santé est l'absence de maladie. Derrière les métaphores que l'on vient de signaler, il y a, de façon inéliminable, le point de vue du malade. Le médecin intervient alors pour confirmer ou pour infirmer ce point de vue. La seconde conception est, elle, objective, parce qu'elle fait de la santé et de la maladie des concepts en prise directe sur la réalité fonctionnelle du corps : des éléments constatables peuvent signaler une pathologie qui commence d'évoluer à bas bruit, en l'absence de tout symptôme éprouvé.

    Le concept de santé : naturel ou construit ?

    Il y a des êtres dont on pense qu'ils peuvent être victimes ou non de pathologies, et  dont il est pourtant douteux qu'ils ressentent la plénitude de la santé ou la diminution de la maladie : tel est le cas des plantes, par exemple. Le mildiou est une maladie de la vigne, la moniliose est une maladie des arbres fruitiers, mais il est peu probable que les vignes et les vergers éprouvent subjectivement le dommage qui consiste à en être victimes. Ce sont des intérêts individuels ou collectifs qui définissent la santé et la maladie. S'il n'y avait pas de vignerons ou d'arboriculteurs, il n'y aurait que des processus naturels affectant les plantes, c'est-à-dire le déploiement de puissances parfaitement indifférentes à ce bien qu'est la santé ou à ce mal qu'est la maladie.

    Toutes choses égales par ailleurs, on peut soutenir la même thèse à propos des handicaps ou des pathologies affectant les êtres humains : il est certes possible de constater des anomalies ou des écarts par rapport à des normes biologiques. Mais décider qu'il s'agit là de conditions relevant de la médecine plutôt que des secours de la religion, de l'exhortation morale ou de la réforme sociale (voire de la révolution !) est précisément cela : une décision. Les normes biologiques, en d'autres termes, comportent toujours une dimension sociale.

    Dans ces conditions, la conception objective de la santé dont il a été question au paragraphe précédent change de statut : elle consiste à affirmer que certains processus sont objectivement pathologiques parce qu'ils compromettent des fonctions nécessaires au maintien de la simple vie biologique.

    Le concept de santé : positif ou négatif ?

    Ce qui fait que l'on a affaire à un concept véritablement problématique, c'est que la santé peut être envisagée comme une simple absence de maladie ou, au contraire, comme un état positif. Ainsi, la célèbre définition de la santé selon l'OMS (elle figure dans le préambule de sa constitution) est la suivante : «la santé est un état de complet bien-être et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité». Si l'on prend au pied de la lettre cette définition, n'importe quel problème physique, mental, ou social devient un problème de santé du moment qu'il empêche d'accéder à un état de complet bien-être. À moins qu'elle ne pointe vers un idéal dont on se doute bien qu'il restera à jamais inaccessible mais qui peut suggérer des règles de conduite pour organiser les institutions et les pratiques, cette définition ouvre un champ d'intervention illimité aux professions de santé.

    Dans ces conditions, les conceptions faisant de la santé une simple absence de maladie apparaissent comme une sorte de rappel au principe de réalité.

    Les oppositions qui viennent d'être relevées constituent plutôt des tensions que des apories ; elles se résolvent d'ordinaire par la pratique et c'est en cela que l'on peut encore, à bon droit, parler d'art médical, même s'il est difficile à pratiquer dans un contexte de haute technologie. Mais lorsque seule la pratique est susceptible de lever des difficultés conceptuelles, c'est que les concepts qui les ont engendrées manquent radicalement de précision.

    Éléments bibliographiques :

    • Boorse, Ch., «A Rebuttal on Health» in Humber J.M. et Almeder R. F., What Is Disease, Totowa (NJ), Humana Press, 1997, pp. 1-134.
    • Canguihem, G., «La santé: concept vulgaire et question philosophique» in Écrits sur la médecine, Paris, Seuil, 2002, pp. 49-68.
    • Constitution de l'OMS, disponible en PDF à partir de ce lien : http://www.who.int/about/mission/fr/ (consulté le 03 mai 2016)
    • Engelhardt, Jr., H.T., Les Fondements de la bioéthique, (tr. fr. J.-Y. Goffi) Paris, Les Belles Lettres, 2015 [1986].
    • Leriche, R., «De la santé à la maladie» in Leriche, R., (éd.), L'Être humain, Tome VI, Paris, Encyclopédie française, 1936.