Le secret médical et la confidentialité médicale

Nous sommes dimanche après-midi, lorsque Paul commence à ressentir une douleur lancinante au ventre. Inquiet, il se rend chez le médecin de garde. Ce dernier le questionne sur ce qu’il a fait auparavant et sur ses douleurs, puis lui demande de retirer ses vêtements afin de l’ausculter.

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    Dans ces circonstances, Paul a ressenti une certaine appréhension, lorsqu’il a dit qu’il avait eu un rapport sexuel avec sa compagne le matin même, puis lorsqu’il a dû se dénuder.

    A chacun de nous, il est arrivé une fois ou l’autre de ressentir le même malaise que Paul, que j’ai nommé « appréhension ». C’est une sorte de trac. Une crainte d’être « mal vu » lorsqu’on « se montre », alors qu’on cherche d’ordinaire à se faire « bien voir ». Certes, l’appréhension peut être forte ou faible, selon qu’on est pudique ou non, ou selon le nombre de personnes qui nous regardent. En s’imaginant à la place de Paul, on sent cependant que, même de manière fugace, ce sentiment apparaît.

    L’appréhension est un sentiment lié à l’apparition publique, c’est-à-dire au fait d’être face à des inconnus. En public, les rapports sont impersonnels (alors que la vie privée se caractérise par des rapports personnels). De ce fait, on ne sait pas comment on va être jugé par autrui puisqu’on ne sait pas qui il est. On appréhende donc ce jugement, on craint d’être « mal vu ». Pour éviter de ressentir de l’appréhension, il y a des choses qu’en public, on ne dit pas, ou qu’on ne fait pas. Ainsi en va-t-il de la simple mention de « rapports sexuels ». De même, on choisit des vêtements adaptés. Par ailleurs, il est mal vu de laisser apparaître trop d’émotions en public, de ne pas parvenir à se contenir. Cet ensemble d’obligations forme un tout cohérent, visant un but unique : nos apparitions publiques doivent être celles d’êtres qui affichent leur maîtrise d’eux-mêmes et, par là, leur qualité d’êtres rationnels. C’est à cette fin que le corps et les émotions doivent être relégués au second plan.

    Quand Paul fait face à son médecin, qui lui est inconnu, il se sent en public. Or, devant lui, Paul s’affiche pourtant dans ce qu’on tient pour non maîtrisé, dans sa vulnérabilité d’être de chair et de sang : son activité sexuelle, sa nudité, sa maladie. C’est pourquoi il ressent de l’appréhension. De prime abord, il y a là un paradoxe : face à son médecin, Paul dit et fait en public ce qu’il sait par son appréhension devoir ne pas dire et ne pas faire en public. Pourquoi agit-il ainsi ? Une réponse vient immédiatement à l’esprit : « Afin de préserver sa santé. »

    Cette réponse suppose l’existence d’au moins une garantie : un médecin s’engage avant tout à agir pour le bien de ses patients. En sus de la compétence professionnelle, cette garantie prend aujourd’hui la forme du consentement éclairé. C’est au patient de dire ce qui est bien pour lui, en connaissance de cause, et le médecin se fait en principe le simple exécutant de cette volonté.

    Cette garantie n’est pas suffisante. Paul n’irait en effet peut-être pas voir de médecin s’il ne savait pas son entrevue avec ce dernier protégée par le secret médical. En restant chez lui, il augmenterait les risques pour sa santé. Mais alors, à quels risques plus grands le secret médical lui permet-il donc d’échapper ? A différentes raisons de se faire « mal voir », qui risquent de le conduire à l’exclusion sociale. Mille choses, parfois inattendues, souvent injustes, peuvent conduire à cela. Par exemple, il se peut que la compagne de Paul ne devait pas être là ce dimanche, et que personne ne doit le savoir. En somme, si le médecin s’engage à faire le bien de son patient, le consentement éclairé n’y suffit pas, car le secret médical est lui aussi nécessaire à atteindre ce but.

    Exprimons cela de manière plus technique. Un médecin dispose d’un grand pouvoir sur son patient. Or, à la base du consentement éclairé, il y a l’idée selon laquelle il n’exerce ce pouvoir que pour le bien du patient, c’est-à-dire comme si le patient l’exerçait lui-même. Par ailleurs, si n’importe qui pouvait être informé du contenu de l’entrevue de Paul avec le médecin, certaines personnes disposeraient alors du pouvoir de nuire à Paul. C’est pourquoi le secret médical empêche une divulgation qui permettrait cela. Ensemble, le consentement éclairé et le secret médical visent donc le même but : dans le cadre médical, faire en sorte que tout pouvoir soit exercé selon la volonté du patient. En vertu de cette unicité de but, cet ensemble peut recevoir un nom unique, celui de confidentialité médicale (sur ce choix terminologique, voir ma thèse de doctorat, en lien ci-dessous, p. 71 ss., p. 248 ss. et p. 278 ss.).

    La confidentialité médicale fait que tout fonctionne de manière à neutraliser le caractère public de l’entrevue que Paul a avec le médecin. Certes, la relation patient-médecin n’est pas une relation privée ; le médecin n’appartient pas au cercle privé de Paul, d’où son appréhension. Toutefois, ce qui se passe reste en définitive privé, du fait que le médecin agit comme s’il était l’instrument de la volonté de Paul. C’est pourquoi ce dernier parvient à surmonter son appréhension.

    Même si les termes choisis sont autres, la distinction que j’ai établie entre secret et confidentialité se reflète dans la législation. En Suisse, la Loi sur la protection des données insiste sur le fait que « Les données personnelles ne doivent être traitées que dans le but qui est indiqué lors de leur collecte » (art. 4). Elle ne suppose donc la confidentialité au sens où je l’ai définie. Quant à l’article 321 du Code pénal, il ne concerne que le secret (notamment médical).

    Pour clore, remarquons que les assureurs maladie helvétiques tendent à jouer de cette distinction de manière contestable. D’un côté, on pourrait certes considérer qu’ils sont en mesure de préserver le secret. De l’autre, la priorité des assureurs est le profit, non l’exécution de la volonté du patient pour son bien. Si les deux sont parfois compatibles, ils ne le sont assurément pas toujours. Dès lors, quand bien même une assurance maladie pourrait offrir la garantie du secret médical, elle ne pourra pas offrir celle de la confidentialité. Nombreux sont ceux qui ont critiqué la propension des assureurs à se renseigner à l’excès sur l’état de santé des assurés (voir l’article de Schlosser et Pelet en lien). Je crois que distinguer secret médical et confidentialité médicale permet de clarifier la base théorique sur laquelle ces critiques reposent et de les valider.


    Bibliographie