Politique, folie et modes d'enfermement chez Michel Foucault

Un père refuse à sa fille le droit de se marier à celui qu'elle aime. La jeune femme prend un couteau, tue son père et jette ses restes dans la cheminée. Elle retire plus tard le coeur charbonné des braises et le mange. S'agit-il d'un crime ou d'un acte de folie ?

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    Cet exemple extrême tiré des archives judiciaires est cité par Foucault pour illustrer le nouveau type de questions médico-légales posées à partir des années 1820. Mais pourquoi ce type de question est-il alors nouveau ? Folie et crime n'étaient-ils pas distingués avant cette époque?

    Pour Foucault, ce cas spectaculaire illustre la séparation qui s'effectue, à la fin du 18ème et au début du 19ème siècle, entre deux modes d'enfermement : l'hôpital et la prison. En effet, crime et folie ne furent pas toujours différenciés du point de vue juridique et même conceptuel, et l'entreprise de Foucault consiste entre autre à montrer, à partir de "L'histoire de la folie" (première publication en 1961) jusqu'à "Surveiller et punir" (1975), comment le folie n'a acquis le statut légal et médical que nous lui connaissons qu'au travers de profonds bouleversements politiques.

    Comme l'attestent nombre de comptes rendus et d'œuvres d'art relayés par Foucault, la folie au Moyen-âge est un cortège, le fous sont en groupes. La folie effraie, elle renvoie à un arrière-monde en déchirement, on la cache à tout prix. Il faut attendre le 17ème siècle et l'âge de raison pour que la folie soit portée à la lumière. Ainsi vers 1650, folie et raison s'opposent fermement sur le plan des concepts : les fous ne seront plus une partie, fût-elle cachée, de cette société désormais mue par la raison. La raison peut s'emparer de la folie, et la psychiatrie devient possible. Le fou, si l'on peut dès lors le mettre à la lumière et l'examiner, n'en est pas moins coupable d'un crime : celui de ne pas choisir la raison, mode d'être de l'ordre social. C'est pourquoi en 1656 est créé par édit du roi l'Hôpital Général de Paris, lieu d'enfermement non seulement des fous, mais aussi des mendiants, des chômeurs, des ivrognes débauchés, des libertins, des homosexuels, des protestants, des auteurs de romans érotiques, et de tous ceux que l'on appelle alors les "têtes perdues". La folie s'oppose, sous la monarchie, à l'ordre social porteur de raison, duquel se détournent tant les fous que les têtes perdues et les criminels.

    Ce n'est qu'à la fin du 18ème siècle, à l'époque de la Révolution, que se fait la séparation de statut entre le criminel, le débauché et le fou. Cette différenciation s'opère pour des raisons politiques précises : il s'agit de distinguer folie, immoralité et engagement politique, ceux-ci ne pouvant entraîner les mêmes sanctions ni les mêmes procédures d'internement. Surgit alors un nouveau type de problème : comment faire la différence entre l'acte de folie motivé par des idées folles, l'acte maniaque motivé par la passion ou l'obsession, et le crime ? En d'autres termes, comment conférer un statut à la folie, si en effet elle se distingue d'une part de ce que l'on appelle alors la folie morale, ou folie sans délire, ou encore monomanie, et d'autre part de l'acte délictueux et du crime ? Ces questions marquent le début des grands procès médico-légaux des années 1820-1830. Ainsi, la jeune femme patrophage sera-t-elle condamnée pour crime, et non pour acte de folie.

    Incidemment, à la même époque, le philanthrope Philipe Pinel introduit l'idée de "traitement moral" des fous : il s'agit de les débarrasser de leurs chaînes et d'humaniser le traitement de la folie. Le fou n'est plus coupable de ne pas choisir la raison pour guider ses actes et ses pensées, mais il n'en demeure pas moins responsable du désordre qu'il suscite dans l'organisation sociale. Il n'est donc ni un criminel, ni un débauché, et sa manière d'entrer en conflit avec l'autorité n'est pas celle du délinquant moral, ni celle de l'opposant politique. Il ne sera plus puni pour ce qu'il est, mais pour ce qu'il fait, et ce de manière immédiate et sévère au besoin mais néanmoins différente de celle dont on puni criminels et débauchés.

    Régime de visibilités et régime d'énoncés (juridiques, médicaux, moraux, etc.), tels sont donc les deux aspects régissant les modes d'enfermement, du 17ème siècle à nos jours. Ce qui est dit de la folie et du crime, en relation avec ce que l'on en voit, détermine directement, à une époque donnée, le statut et le mode d'enfermement des individus. Si le Moyen-âge cachait ses fous et ses criminels dans de sombres cachots, le 17ème siècle inaugure une visibilité permanente du crime et de la folie : visites publiques à l'Hôpital Général, exhibition des condamnés, etc., processus qui culminera avec le célèbre Panoptique de Bentham. Si au 17ème siècle on énonçait la folie en l'opposant à la volonté de raison de la société, au 19ème siècle on énonce la folie de manière comparée, en la différenciant du crime et de la dissidence morale.

    Or à notre époque, argue Foucault, la folie change encore de statut: la folie dans cette société disciplinaire qui est la nôtre se mesure en fonction d'une norme qui n'est plus la raison mais une forme de productivité normative. Le fou, le criminel, et tous les protagonistes objets du contrôle disciplinaire acquièrent leur individualité par rapport à elle, c'est pourquoi à notre époque, "lorsqu'on veut individualiser l'adulte sain, normal et légaliste, c'est toujours désormais en lui demandant ce qu'il y a encore en lui d'enfant, de quelle folie secrète il est habité, quel crime fondamental il a voulu commettre" (SeP p.195).

    La folie passe donc du cortège anonyme, au Moyen-âge, à la figure d'individualisation par excellence : renversement complet. S'opère également un renversement conceptuel quant à la manière de la concevoir : face obscure de la raison, puis variable comparative du crime et de la débauche, et enfin facteur individualisant, la folie passe du statut d'exception à celui de règle. N'est-ce pas d'ailleurs la thèse que développent, à peu près à la même époque, Deleuze et Guattari dans "L'Anti-Oedipe", lorsqu'ils renversent la vision freudienne de l'Oedipe qui veut que l'enfant qui projette son désir sur ses parents en fait la base de son rapport au monde, pour y substituer l'idée que c'est au contraire sa manière de percevoir les rapports de force au sein du monde qui est reportée dans ses relations affectives à ses parents ? Et que, dès lors, le problème de la folie, ou de la névrose, n'est plus celui de la désindividualisation d'une personne, mais au contraire celui l'individuation d'une ensemble de forces indifférenciées ? Mais qui saura donner sa place à la folie, au détriment la raison ? Peut-être sera-ce ce personnage conceptuel issu d'un penseur très proche de Foucault : peut-être que celui qui dépassera la finitude en se laissant contempler par l'abysse de la folie autant qu'il le contemple lui-même n'est autre que le surhomme de Nietzsche, qui, ne cherchant plus à rationaliser la folie, parviendra à la comprendre.