Je choisis délibérément de consolider ma vision à travers un modèle initiatique et grandiose : la Rome antique. Cette civilisation, tant glorifiée et respectée, est considérée comme l’instigatrice majeure de l’Occident. Si la République et l’Empire représentent deux structures politiques distinctes, c’est pourtant la dynamique sociale, la ferveur religieuse et l’influence du culte qui captivent mon attention dans les deux. On y observe une conscience collective animée d’un zèle grégaire saisissant. La mise en place progressive d’un système de hiérarchisation de la pensée et d’accès aux privilèges alimente un sentiment de patrie unique, qui influencera durablement non seulement l’esprit politique et civilisationnel de l’Europe, mais également celui du monde entier.
Durkheim, dans La Division du travail social, théorise la cohésion comme un lien entre individus basé sur la spécialisation des tâches. L’Empire romain, en ancrant sa structure sociale dans une logique fonctionnelle et idéologique, établit une unité collective forte. Cette cohésion s’exprime notamment à travers des symboles comme les initiales SPQR (Senatus Populusque Romanus) qui désignent le Sénat et le peuple romain indiquant ainsi une relation directe entre le peuple et son sénat. Mais cette distinction révèle quand même une séparation fondamentale entre les classes, dès les origines. Les patriciens, descendants directs des fondateurs de Rome, monopolisent le pouvoir sénatorial, tandis que les plébéiens et à plus forte raison les esclaves sont écartés de la sphère politique, voilà la spécialisation des tâches. La stratification sociale romaine est marquée à la base, l’esclave, réduit à l’état de capital, déshumanisé jusqu’à un éventuel affranchissement. Or, l’affranchi reste marginalisé, pris entre deux mondes inférieur au plébéien, mais libre face à l’esclave.
Ceux qui possèdent le plus d’esclaves s’enrichissent dans un monde où le commerce humain atteint son apogée, notamment en Méditerranée. Les patriciens exploitent cette dynamique et modèlent la société selon leurs intérêts, introduisant les gladiateurs dans les amphithéâtres comme divertissement, mais aussi comme outil de cohésion sociale autour de l’archétype d’un héros. Ils s’érigent ainsi en figures tutélaires, entretenant le mythe de la gloire par le combat notion centrale dans une société militarisée et conquérante.
Cette idéologie facilite la construction d’une union politique et territoriale : l’endoctrinement forge une conscience collective réceptive. Propagande ou manipulation ? Je penche plutôt pour une élévation du sens de l’existence à Rome. Un culte du territoire s’impose, avec cette idée qu’aucune autre civilisation n’égale la grandeur romaine. Ce sentiment d’héritage, ce sang de puissance, ce patriotisme exacerbé s’ancre dans chaque peuple intégré à l’Empire, annihilant les cultures locales au profit de l’identité latine.
Par ailleurs, Rome développe l’idée de statut social par la participation à la prospérité commune. Cela engendre une spécialisation des fonctions, guerriers, bâtisseurs, législateurs — et une nouvelle segmentation au sein du peuple. Cette hiérarchisation débouche sur des discriminations raciales, ou des limitations de pouvoir entre castes.
La citoyenneté romaine est d’abord un privilège réservé aux élites. Véritable visa de l’époque, elle ouvre l’accès à certains droits jusqu’en 212 JC , lorsque l’empereur Caracalla l’accorde à tous les hommes libres de l’Empire et même aussi les femmes à l’exception des esclaves. Cette introduction vise à comprendre comment la société romaine a su soumettre autant de peuples, en posant les bases d’un proto-capitalisme hiérarchisé fondé sur la richesse, le statut et la domination.
Cela crée une première grande lutte des classes proto-marxiste : esclaves, affranchis, plébéiens, patriciens, puis la famille impériale. Ces tensions mènent à des révoltes successives, avant et après l’avènement même du christianisme.
L’unité romaine, fondée sur l’ordre et l’idéologie du sacrifice glorieux, façonne profondément notre perception moderne du monde. Et peut-être ne nous en sommes-nous jamais vraiment émancipés. Pourquoi ?
Parce que l’ordre et la gloire sont liés dans un nœud complexe. L’homme croit que sans ordre, il ne peut atteindre la grandeur. Mais la gloire est souvent une illusion : vaniteuse, trompeuse. L’évolution de notre conscience dépend des changements structurels dans la société, mais aussi de lois, d’instances de jugement, et de la géopolitique historique, cela dit que Rome a été le plus grand terrain d’influence sur la conscience collective à jamais. C’est ici que réside sa force : elle a su tirer avantage de tous ces éléments pour imposer son modèle. Une civilisation au cœur d’une Méditerranée connectée, catalyseur de transmission culturelle, politique et religieuse.
Les événements historiques ne façonnent pas seulement des époques. Ils sculptent notre conscience collective et les prismes mêmes par lesquels nous pensons. L’utilité de l’exemple met en valeur l’historicisme et l’importance des études approfondies dans le cadre de l’histoire contextuelle, permettant ainsi de dégager les fragments constitutifs d’une pensée ou d’un mode de vie. L’Empire romain a profondément marqué le monde par son mode d’existence ; ce modèle a perduré pendant des siècles et a été repris puis prolongé par l’Empire byzantin jusqu’au XVe siècle. Cela démontre, de manière évidente, l’existence d’un canal d’évolution de la conscience spécifiquement latin. Même en Afrique, nous sommes encore largement soumis à ce cadre civilisationnel, non par choix, mais par force.
Aujourd’hui, la possibilité d’une pensée authentique reste très limitée, car nous avons puisé dans ce système et il nous convient désormais en accord avec la logique actuelle de la mondialisation.
Il fut un temps où l’Afrique du Nord, tout comme le Moyen-Orient, jouissaient d’une certaine originalité et autonomie intellectuelle, notamment à travers l’âge d’or de la philosophie musulmane entre le VIIIe et le Xe siècle, ou encore la civilisation andalouse, dont la richesse a grandement contribué à de nombreux domaines. Cependant, même cette période de rayonnement intellectuel s’inscrivait dans une structure hiérarchique, politique et organisationnelle héritée du modèle romain. En effet, une grande partie de cette pensée visait à expliquer, transmettre ou réinterpréter la philosophie gréco-romaine dans le monde arabo-musulman.
Ces penseurs ont, entre autres, tenté d’interpréter Aristote, Platon, les présocratiques, ainsi que des philosophes romains comme Sénèque, Épictète ou encore Rufus. Cela montre que les fondements de la pensée restaient largement latinisés. En tant que langue d’un empire conquérant, le latin a non seulement permis une certaine globalisation de la pensée, mais aussi marginalisé toute tentative d’émergence d’autres formes de réflexion, portées par leurs propres langues, habitudes et prismes souvent perçus comme exotiques, voire barbares, par la culture romaine.
Les limites de cette approche résident justement dans l’étouffement de cette diversité de représentations intellectuelles. Même si certaines ethnies ont conservé leurs pratiques, leurs cultures et traditions, elles ont été en grande partie absorbées par le processus de romanisation. Ce phénomène s’est imposé de manière progressive, lucide, mais extrêmement efficace, jusqu’à gangréner la conscience collective.
Sur la religion et son impact à l’époque : il était très important (et l'est encore aujourd'hui). Dans le paganisme, on observe des processus syncrétiques, c’est-à-dire la fusion de plusieurs cultes ou divinités. Les autels se superposent, rassemblant diverses figures religieuses, pour inciter les gens à adorer un dieu qui, en réalité, combine plusieurs entités issues de différentes ethnies ou peuples. Rome a fortement participé à ce mélange, créant de nouveaux dieux consensuels que tout le monde pouvait vénérer sans trop de résistance. (Je simplifie volontairement pour aller à l’essentiel.)
Et l’essentiel ici, c’est l’impact de ce processus sur la conscience collective et l’imagerie recréée jusqu’à nos jours, une imagerie occulte et ésotérique, qui est plus enracinée dans le gréco-romain et, par conséquent, devient progressivement judéo-chrétienne, cela va de soi pour la religion musulmane, mais seulement sans la théâtralité osée ni cette flatterie obsédante du christianisme. Sur ce point, nous sommes à la fois séquestrés sans visages, sur plusieurs chemins différents, et en même temps, nous essayons sans cesse d’attraper une gnose absolue. Mais hélas, le puits est assez profond, vraiment obscur, et même infini. L’humain doit croire dans l’étonnement. Est-il dans la nécessité, dans l’abandon ou dans la recherche ? Une recherche de soi éminemment... Trois points, et plusieurs autres encore, après cela, ça ne se termine jamais...
Cependant, le résultat est une sorte d’exaltation superstitionnelle qui s’installe dans une culture donnée, en adoucissant les éléments instinctifs de l’animal que nous sommes. Un besoin assez organisé et usé dans la politique, concret dans le vécu, plus ancré dans la métaphysique et impactant sur le plan physique.
Je reviens sur le point du syncrétisme païen pour être encore plus exemplaire : ce qui a contribué à une vision polythéiste pan-méditerranéenne, en renforçant le concept de "civitas", l’idée de la communauté partagée sous l’Empire. Et dans la région gauloise, supposément barbare puisqu’elle était méconnue des Romains, il y avait un dieu sous le nom de Lug ou Lugos, qui est le dieu du soleil et considéré comme un dieu patron, artisan et créateur, possédant les attributs de tous les autres dieux du panthéon. Par justesse, les Romains l’assimilent progressivement à Mercure, une divinité romaine assez proche des caractéristiques et pouvoirs de Lug. Ainsi, ils ont latinisé un dieu celtique en se basant sur la même vision divine, un travail de compatibilité induit dans les autels des dieux gaulois, pour aboutir à ce but : la conglomération politique et l’esprit d’unité. Finalement, les humains quoi que ce soit leurs ethnies ont le même besoin : celui de vouer un culte, de comprendre ce qu’ils font sur Terre, leur but et leurs fins. Toutes les civilisations interprètent à leur manière cette recherche de sens, mais les Romains, pour être plus précis, ont puisé ces flux admirablement pour les latiniser et même les adapter à leurs pratiques quotidiennes. Les changements brusques, jugés beaucoup trop risqués, ne sont faits que par des empereurs fous et des législateurs maladifs. Ce qui est intéressant à souligner, c’est cette puissance progressiste qui a bouleversé le monde, la pensée, les lois et la politique à jamais.
Un cadre évolutif rigide conditionne l’évolution de la conscience occidentale sans que nous le sachions, ni que nous le remarquons clairement. C’est dans cette manœuvre patriarcale, hiérarchique, militaire et sénatoriale que la civilisation occidentale a bercé. C’est dans cette ferveur que le Christ est devenu Dieu en 325 à Nicée. Cette déformation sacerdotale et cette puissance ecclésiastique, bâties par Rome dans un but d’unification, peuvent sembler proches d’une lecture nietzschéenne, mais il s’agit bel et bien d’un renouveau du syncrétisme païen, érigé sous l’égide de Constantin Ier.
Je me pose toujours cette question dérangeante : le monde ne s’en rend-il pas compte ? Ou bien, deuxième question : le pouvoir d’un empire ou d’un État détruit-il systématiquement toute tentative de remise en question des valeurs et des vérités ?
Rome, puis Byzance, ont sans cesse rassemblé les éléments de la culture gréco-romaine pour reconstruire un nouvel empire sur les mêmes bases que sont la conglomération religieuse, la foi unifiée, et la glorification des héros. Voilà que l’éternel retour se manifeste encore une fois, sans que nous ayons le temps de l’interrompre ni de le reformuler. Mais avons-nous cette capacité de l’entraver, de l’enfermer ou d’y échapper éternellement ? Nous sommes poursuivis par ce malheur du pouvoir, par cette limitation constante de l’émancipation. C’est là que Nietzsche nous invite à patienter dans ce cercle, à accepter la vie et à nous confronter à elle.
Mais ma lecture est différente : je souhaite re-questionner pourquoi cette répétition incessante ramène toujours le modèle gréco-romain et non pas un autre — oriental, asiatique, ou africain — qui se trouve continuellement écrasé par la civilisation des « hommes blancs », ce peuple prétendument élu.
Je ne me limite jamais là où le pouvoir s’exerce. Je souffre profondément d’un mépris viscéral pour le pouvoir, une maladie presque spinoziste qui analyse ce problème avec merveille et précision.
Je n’ai jamais cessé d’admirer la grandeur de cette civilisation, mais il est temps que nous construisions plusieurs, et non une seule. Il est temps de repenser des bases nouvelles, où la modernité, spécialement territoriale, prendra place progressivement, en s’intégrant à ce modèle occidental tout en refusant sa domination solitaire et vaniteuse, comme s’il était le seul à avoir compris le monde.
Ceux qui liront ce texte et diront que c’est la revanche d’un Africain, citoyen du Maroc, appauvri et méprisant envers l’Occident, passeront à côté de la vraie valeur de mes propos, aveuglés par un jugement personnel. Et à ceux qui proclament que cette philosophie est intime et privée, sachez, Mesdames et Messieurs, que vous avez tort.
Une culture ne naît jamais pour se résigner face à une autre, même si cette dernière possède davantage de pouvoir. La culture est identitaire : elle sert avant tout à répondre à notre angoisse existentielle dans un territoire donné, elle nous est propre. Il y a lieu de construire une culture mondiale, certes, mais également des cultures territoriales, sans que la première écrase la seconde, et sans que la seconde cherche à dominer le monde.
Pour clore ce chapitre, je pointe du doigt une américanisation du monde non nécessaire, qui pousse plusieurs cultures à se déformer. Je plaide — comme Mohammed Abed Al-Jabri, mais d’une autre manière — contre cette nouvelle forme d’aliénation, qui ne laisse pas le temps de forger une modernité locale équilibrée, en intégrant seulement les éléments positifs de cette américanisation.
Je suis contre l’engloutissement des cultures pour une raison claire, c’est de laisser un espace évolutif et libre ( quel que soit la vitesse ) à des consciences territoriales plus cohérentes et plus abouties.
References
Émile Durkheim, La Division du travail social, Presses Universitaires de France (PUF), Collection "Quadrige", 2013 (1ère édition : 1893)
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, Collection "Folio Essais", 1995 (traduction par Henri Albert, texte original de 1883–1885)
Baruch Spinoza, Traité politique, GF Flammarion, 2005, traduction de Charles Appuhn (texte posthume publié en 1677)
Mohammed Abed Al-Jabri, La Critique de la raison arabe – Introduction à la critique de la raison arabe, Éditions La Découverte, 2009 (traduction française de l’arabe, texte original de 1982)
Sénèque, Lettres à Lucilius, Les Belles Lettres, Collection "Classiques en poche", 2011
Épictète, Manuel (Enchiridion), Flammarion, Collection "GF", 2002