Article de Adrien Adelphos

Philosophie du jeu vidéo

Premier article sur la philosophie du jeu vidéo (JV). Fondation du JV en tant que nomologie constructiviste, à la différences des lois naturelles. Phénomène d'assurance existentielle corrélative.

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    Le jeu vidéo comme assurance métaphysique[1]

     

    Les lois naturelles, ce qu’on a coutume de considérer comme des lois[2], ne sont pas créées par l’homme et sont indépendantes de son existence. Cela est une vérité triviale quand bien même les idéalistes se presseraient de rétorquer que le monde et ses légalités sont le fruit de notre subjectivité. Quel que soit leur nature ultime, les lois de la nature sont indépendantes de l’homme : il est face à elles dans un rapport d’inessentialité[3]. Cela veut dire qu’il sait très bien qu’elles existent sans que lui ait à exister, qu’elles existent sans qu’elles aient été faites pour réaliser ses désirs. On découvre toujours la nature, on est toujours en retard sur elle. Cette ignorance face aux processus intimes de la nature[4] est une source d’angoisse et d’inquiétude, surtout face à leur rejeton, que l’on nomme, découragé, le hasard. Il a beau se dire avec force et conviction que le hasard est le fruit de la nécessité, qu’un génie malin pourrait voir l’écoulement précis du monde à venir ; pour lui, le hasard reste le hasard et la consolation viendra d’ailleurs et non de ses espoirs de divination scientifique. Ce que l’homme aimerait vraiment c’est d’avoir le pouvoir sur ces lois, de faire en sorte qu’il les précède et qu’elles soient le fruit de son savoir-faire démiurgique. Puisqu’il a eu la sagesse de reconnaitre sa défaite face au monde[5], il lui a fallu trouver un autre moyen de conjurer sa détresse cosmique et son inessentialité nomologique.

    C’est dans l’art que l’homme jouit d’une possession et d’une connaissance totale. A la différence des propriétés de la nature, qui le mettent existentiellement sur la paille, il trouve dans les lois artistiques tout leur contraire. Elles lui sont essentielles, il les crée, il les choisit. Comme un ameublement nouveau, elle lui donne le confort dont il était avide. Ces lois sont le fruit d’un savoir-faire humain qui permet de les connaître puisqu’il les a faites[6] (on sait maintenant d’une manière certaine qu’elles sont bien des lois et non de spectaculaires coïncidences).
    En ce qui concerne notre sujet d’étude, les lois du JV permettent de traduire celles de la nature. Le monde du JV est une réappropriation plus ou moins fantaisiste de la nature elle-même, sauf que, cette fois-ci, les lois qui régissent ce « nouveau monde » sont construites, pensées, choisies. Evoluer dans un monde vidéoludique, c’est vivre dans une réalité humanisée que l’on peut comprendre de bout en bout, sur ce point, il en va du JV comme il en va dans l’art en général. Même si je ne connais pas les lois internes et idiosyncratiques d’un JV, je sais néanmoins qu’il y a de telles lois[7] : je ne suis pas perdu, mais assuré. Cette assurance est à la base du sentiment esthétique[8]. Je sais par exemple que tout ce qui m’arrivera dans le JV ne pourront causer ni une mort irréversible, ni de souffrances (si ce n’est une possible frustration face à l’échec). Dans le monde réel chacune de mes actions peuvent échouer sans raison particulière, simplement parce que le monde ne s’est pas conformé à mon désir. Je peux aussi souffrir et mourir sans justification morale immanente (bien que l’on puisse donner un sens transcendant aux aléas naturelles, qui deviennent alors des providences).


    Le choix implique la liberté, et la liberté l’infinité des possibles. Il implique que l’on tranche dans cette infinité et que l’on choisisse l’un parmi le nombre. La production d’un JV n’est pas le fruit d’un rapport causal entre les lois réelles et les lois du JV (A-B[9]). L’espace du choix, appelé par Eco[10], « l’espace C » est le lieu où l’on sélectionne une possibilité parmi un nombre infini d’options (A-C-B[11]). A est la nature, C le choix, B le JV finalisé. La traduction s’opère librement par le maillon de la liberté (C). L'espace C peut aussi être entendu comme celui du symbole, en cela le JV est un système symbolique particulier médiateur entre l'homme et le monde.
    Prenons un exemple, l’apparence du monde de Zelda, Breath of the wild est le choix concerté de la direction artistique. Elle aurait pu choisir de rendre la roche, l’eau, l’air, le feu, les personnages d’une manière complétement autre. Les choix des lois dépendent de la nature du projet et des fins que l’on se propose : on peut vouloir traduire la réalité simplement pour des raisons pragmatiques sans se soucier de l’apparence en tant qu’apparence de la réalité vidéoludique (même si l’apparence doit malgré tout être décidée). Plus l’apparence sera l’objet d’un soin particulier plus nous serons tentés de dire du jeu qu’il est poétique[12] (nous y reviendrons dans un prochain article). Le pourquoi d’un choix particulier est difficilement explicable. On ne peut prédire les choix esthétiques à partir de méta-lois (qui nieraient la liberté et qui rendraient la création déterminable d’avance, or l’espace C est à jamais indéterminé donc imprévisible). Nous sommes face à un mur de Planck de la création : on ne peut donner des explications causales (scientifiques), seulement des interprétations dont le principe est également la liberté. Deux libertés se font face excluant a priori toutes les velléités déterministes d’explication.

    Ainsi, le JV, à l’instar des autres arts (il nous faudra encore dire comment il est un art) possède cette puissance rassurante, cette faculté de rendre un monde organisé dans lequel l’homme peut se sentir libre et exercer sa liberté. Le fait d’évoluer dans un monde a priori sensé est le trait typique qui relie les arts entre eux. Dans le prochain article nous serons plus concret puisque nous analyserons en détail ce qui fait la trinité matérielle du JV (console, manette, écran).

    La console

     

    Dans la première partie de cet article consacré à ce que nous avons nommé la "Trinité matérielle" du JV, nous ferons une analyse de la signification générale de la console en tant qu'entité physique dotée de propriétés spécifiques qu'il nous faudra expliciter. Commençons par une trivialité: une console est un objet techniquement complexe, si complexe à vrai dire, que la plupart des joueurs sont dans l’incapacité la plus totale ne serait-ce que d’en esquisser le fonctionnement. Or, son apparence, dans tous les cas épurées et savamment dessinée, déguise à propos cette complexité. Pourquoi? Parce que le contraste entre une intériorité complexe et une extériorité simple fait participer cet objet à l’esthétique de la boîte noire[13] : elle est un objet inerte, opaque, incompris qui produit pourtant toute une vie de simulacres mouvementés. La plupart du temps, elle prend volontiers l’aspect d’un monolithe pour augmenter l’attrait magique suscité par le mystère (le mystère ne puise-t-il pas toute son énergie de fascination dans le contraste, dans le chaud-froid entre les puissances cachées et l’évidence simple de l’apparence ?).

    Phénoménologiquement, la chose est claire : la console est un mystère ordinaire qui résiste à l’air banal de nos salons. Si tant est que nous posions notre regard sur elle (ce que l’on ne fait jamais que d’une manière utilitaire), nous ressentirions cette aura de mystère : elle est là, petite chose de plastique, pourtant capable d’engendrer monde sur monde et cela sans le moindre mouvement. Elle est un type de moteur non mû aristotélicien, facile d’achat, et qui n’amène à aucun fâcheux regressus.
    Les concepteurs sont d’ailleurs très au courant de cette propriété magique : l’aspect noble et hiératique de la PS4 ou de la Xbox vise explicitement cet effet (la propension à cacher la complexité sous la simplicité d’un épiderme est un astuce pratiqué depuis longtemps par le nature elle-même). Le « X » de la Xbox térèbre notre monde, annonce un "nouveau monde" concurrent dans lequel le joueur veut entrer. Sa couleur verte ne fait que renforcer cet ailleurs (le vert est la couleur même de l'autre lieu, de l'extra-terrestre. Pensons à la série des film au nom sans équivoque: Alien). Les lignes de la PlayStation 4 et son géométrisme asymétrique rappelle également les atmosphères de la science-fiction. Il y a une intention futuriste explicite. La raison est clair: le tréfonds du passé, comme les incertitudes du futur sont en eux-mêmes des mystères. Aussi, chercher en eux une manière de lui donner une existence esthétique va tout simplement de soi.

    Bref, la console annonce la possibilité d’une autre réalité, elle fait frémir la conscience du joueur qui, souvent, la fétichise pour cette raison[14].

    La passion pour la nouvelle réalité découverte, pour cette stupéfiante vitalité iconique, ne fait que renforcer ce sentiment d’admiration et de vénération pour la console dont on sait sourdement le rôle ; c’est de son expression imagée dont je jouis; je ne peux oublier, notamment par l’allumage rituel de la console-monolithe, qui est responsable de la possibilité de cette expérience généreuse. Car c’est bien une forme de générosité technique auquel nous avons affaire ; on se voit offert un monde nouveau. Il peut sembler étrange de tenir ces propos du fait que nous attribuons la générosité, vertu proprement humaine, à un objet sans vie. Mais ce serait là s’arrêter à des distinctions tristement classiques, ou plutôt à des préjugés, qui ne permettent pas de reconnaître la vie là où elle se manifeste. Car selon ce que nous venons de dire, il n’y a rien de contradictoire à parler d’une générosité technique de par le fait qu’un objet en apparence inerte et mort s’avère en réalité profondément vivant et capable de générer un monde parallèle, une réalité concurrente. La machine peut donc bien être dite généreuse en ce qu’elle donne, à notre contemplation, à notre perception, un objet singulier, inédit, jubilatoire.

     

    La manette

     

    C’est elle qui permet le passage de notre agir et notre volonté dans la réalité du jeu. Le monde du JV me serait en effet inaccessible sans un « transformateur» permettant de traduire mes mouvements palmaires et digitaux en de nouveaux mouvements, ceux-ci prenant place dans le nouveau monde du jeu. Il est évident que je ne peux pas moi-même porter mon corps dans cette réalité puisqu'elle est toute faite d’images. Puisque je ne peux être présent en personne dans le jeu, je dois pouvoir métonymiquement traduire mes intentions par le jeu complexe de mes doigts et de mes paumes. La manette accueille et réceptionne mes mouvements, les jeux de pression et de direction. Le bouton traduit mon action directe à l’encontre du monde, tandis que le joystick traduit mes allées venues dans ce monde, ma capacité à me mouvoir en celui-ci. Je suis en quelque sorte le marionnettiste d'un corps virtuel, qui n'est pas le mien, qui ne partage pas mon histoire ni ma volonté, mais qui pourtant est asservit à mon action. Il y a une étrange fusion qui s'opère et que nous analyserons ailleurs plus en détail. Mon agir à travers le jeu est considérablement amplifiée: je peux à la fois agir comme j'en suis capable dans la réalité, mais la plupart du temps, mon éventail d'action possible est bien plus large selon le héros que je manipule.

    L’apprentissage de cette technique métonymique n’a pas de fin, puisque l’excellence dans la maîtrise et ce qui ne cesse d’être l’objet des joueurs de compétition : ceux-ci ne font qu’apprendre la maîtrise absolue de la manette en peaufinant, et en conditionnant un système de réflexe approprié à tel ou tel type de jeux. Chaque jeu en effet pose ses propres lois qui nécessiteront un apprentissage particulier. Puisqu'il n'y a pas de loi fixes qui donnent, dans le jeu, un sens univoque aux mouvements de la manette; il faut à chaque fois se réhabituer à tout une nouvelle sphère d'action. Je dois apprendre chaque jeu comme s'il s'agissait d'apprendre à mon propre corps de nouveaux schéma actionnel.

     

    L’écran

     

    L’écran est une subjectivité seconde. Il donne l’illusion d’un point de vue sans œil, d’un spectacle de perception dont nous sommes le destinataire contingent. Notre propre subjectivité se trouve thématisée du fait de cette mise en abyme qui place une subjectivité seconde encadrée, dans la subjectivité première sans cadre. Je vois ce qu’un spectateur fictif devrait voir s’il existait. On pourrait dire que ce dernier se retire, qu'il se fait néant afin que je puisse jouir de son point de vue. Un spectateur fantôme qui a la bonté de nous laisser voir à travers lui.

    L’écran procède par négation du monde. Il doit faire en sorte que les choses ne soient plus ce qu’elles sont afin d’exister. En effet, que ce soit un mur blanc sur lequel on projette l’image, ou un téléviseur, l’un et l’autre doivent cesser d’être afin que la réalité secondaire de la subjectivité puisse exister. C’est le processus fondamental de l’expression : une chose ne doit pas être prise pour ce qu’elle est afin qu’elle puisse signifier, se mettre à être (ne serait-ce qu’un visage griffonné sur un bout de carton).

    L’écran peut être comparé à une fenêtre, comme on a coutume de le faire depuis Alberti à l’égard de la peinture, à travers laquelle on ne peut passer physiquement, et sur laquelle pourtant nous avons un pouvoir de changement. La subjectivité seconde est donc un monde de perceptions sur lesquels mon appétition, pour le dire en termes Leibniziens, a un pouvoir : par le truchement de la manette, je peux faire varier les différents aspects volontairement de ce que me présente l’écran. C’est donc une fenêtre paradoxale, qui m’empêche de sortir, mais à travers laquelle je peux agir par l'intermédiaire conatif et magique qu'est la manette. Pour que la réalité de l’écran puisse exister, elle doit tirer toute mon attention en me demandant de mettre pour un temps le monde entre parenthèses. Le monde doit donc être nié physiquement et attentionnellement pour que l’on puisse honorer la réalité secondaire du JV.

     

     


     

     

    [1] Nous nous servirons dans cet article de la distinction nature-Jeux vidéo (JV) dans un sens non axiologique, en tant que simple description de phénomènes distincts. C’est une précaution phénoménologique qui nous empêche de concevoir une distinction du type : réalité (vraie)- Jeux vidéo (illusion). Il est nécessaire de se défaire de ce préjugé ne serait que pour comprendre, ce que nous expliquerons plus tard, le phénomène du JV comme monde nouveau, ou monde concurrent.

    [2] Cf. l’argument selon lequel il est possible de voir le monde comme une immense coïncidence anomique : les lois que nous prétendrons y trouver se seraient que des leurres et des illusions créées par une redondance trompeuse.

    [3] Voir Sartre, Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature ? Gallimard, Paris, où il analyse notre rapport au monde et à l’art avec la notion d’essentialité.

    [4] On peut modéliser ces lois sans garantie d’être dans le vrai. Et quand bien même nous y serions, il nous serait impossible de prévoir leur combinaison, le hasard, de notre point de vue, existerait toujours.

    [5] L’utilisation des lois à des fins humaines, la technique, n’est pas une victoire. Elle est seulement une petite consolation : on peut satisfaire quelques-uns de ses désirs, mais jamais le plus ambitieux.

    [6] Principe de Vico : une chose est connue et vraie puisqu’elle est faite (Verum est factum) : on la connaît de l’intérieur et a priori.

    [7] Cette connaissance de la simple existence est suffisante à rassurer. Il est même préférable de ne pas les connaître, puisque l’ignorance (nous le verrons dans un prochain article), en même temps que l’assurance, sont nécessaire pour avoir un rapport esthétique au JV.

    [8] Sartre, op.cit.

    [9] Ce cas de figure n’est pas possible pour la création humaine. Il n’y a pas d’art qui puissent être le fruit d’un pur rapport causal au monde (quand bien même on fait peindre une toile par un âne, il y a eu le choix de laisser le soin de peindre à un animal).

    [10] Umberto Eco, les limites de l’interprétations, Hachette, Paris

    [11] Le « C » est autant le lieu qui me permet de choisir, par exemple, le rendu d’un cours d’eau, que celui qui me permet d’interpréter une œuvre en sélectionnant une interprétation précise. Nous avons la même liberté du côté de la création que du côté de l’interprétation.

    [12] Prenons Zelda et Assassin’s Creed Odyssey : le second propose un univers le plus vrai possible (bien qu’il aménage la réalité et qu’il l’a créé selon des conceptions susceptibles de changement) et son intention est réaliste (ce qui ne le rend pas inesthétique pour autant). Dans Zelda, la liberté prise par rapport à la réalité considérée comme référent est plus grande, ce qui promet des réactions d’ordre poétique du moment que l’on prend conscience de ce décalage et qu’on « affectise » son pourquoi. Certains jeux permettent de ressentir la liberté artistique plus que d’autres. Le débat est similaire à ceux que l’on peut trouver dans la peinture : Réalisme v.s Expressionisme.

    [13] Esthétique qui concerne tous les objets qui produisent la vie par leur inertie. Ils procèdent de l’antique distinction endiathetos-proforikos qui sépare le monde de l’en soi et du mystère, de celui du paraître et de la révélation. Pour s’en convaincre, on pensera particulièrement au film de Stanley Kubrick "2001 l’odyssée de l’espace", où son utilisation du monolithe pousse à l'extrême cette esthétique: le monolithe, à la fois mystère absolue et vitalité absolue. Songeant à ce film, on sera davantage en accord avec la thèse que nous venons d’énoncer.

    [14] Je connais plus d’une personne qui se comporte face à leur console comme devant un autel religieux : il époussette, la nettoie, lui réserve une place consacrée où nul autre objet a droit de cité il semble l’avoir en respect de par la magie qu’elle permet.