Lee Lawrie, Atlas, bronze, 1937.
Lee Lawrie, Atlas, bronze, 1937.

La responsabilité, ou le poids de la liberté

Qu'est-ce qu’agir de manière responsable? Le progrès en matière de sciences et de technologie est-il nécessairement synonyme de progrès pour l’être humain? Un refus éthique face aux possibilités que nous ouvrent les sciences et la technique est-il envisageable? Un article à propos des enjeux éthiques qui sous-tendent les avancées technoscientifiques et biotechnologiques.

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    Introduction

    « Tout ce qui augmente la liberté augmente la responsabilité. Être libre, rien n’est plus grave ; la liberté est pesante, et toutes les chaînes qu’elle ôte au corps, elle les ajoute à la conscience. »[1]

    Les progrès en matière de sciences et de technologie ouvrent un champ de possibilités et de libertés qui nous paraît infini. Grâce à ces progrès, l'être humain est désormais en mesure de créer des artéfacts qu'il introduit dans la biosphère et dans la société[2], sans pour autant connaître nécessairement la manière dont ils se développeront à plus ou moins long terme et leurs conséquences sur notre société. Ainsi, l’évolution fulgurante des technosciences et des biotechnologies, notamment dans les domaines de la génétique et de l'intelligence artificielle,  appelle l’être humain à prendre ses responsabilités face aux nombreuses questions qui en découlent. Est-on responsable des effets néfastes qui proviennent de ce que l'on est capable de créer? Le progrès technoscientifique est-il nécessairement synonyme de progrès pour l’être humain? Dans quelle mesure et jusqu’à quel point « l’exploration des potentialités »[3] par les sciences et la technologie peut-elle être justifiée et assumée?

     

    1. À propos des changements que nous opérons

    Les possibilités que permettent d’explorer les technosciences comme, par exemple, la manipulation de l'ADN, l'amélioration artificielle de nos performances ou la digitalisation de nos relations sociales, transforment inévitablement le monde dans lequel nous vivons. Acceptée, une transformation peut en entraîner une autre, puis une autre, puis une autre... Jusqu’ici, rien de très alarmant: le changement ne fait-il pas partie intégrante du monde et de la vie? Comme le disait Héraclite: « rien n’est permanent, sauf le changement »[4]. Pourquoi devrait-on alors s’en inquiéter? Si le changement ne peut être évité, pourquoi y réfléchir?

    Il semblerait qu’il faille tout d’abord distinguer deux types de changements. Si tout est, par nature, changeant, et qu’il nous est donc impossible en ce sens d’avoir un quelconque impact sur des changements dits « naturels », il semble néanmoins qu’il existe un autre type de changements, artificiels, « causés par l’être humain », que nous sommes en mesure et même dans le devoir d’évaluer. Une réflexion éthique à ce propos, qui mette en lumière le rapport complexe qu’entretiennent aujourd’hui science, technologie et société, semble ici constituer une condition nécessaire[5] afin de garantir notre liberté ainsi qu’une attitude responsable vis-à-vis de ces artéfacts et de leurs effets potentiels. Comme le fait remarquer Dupuy:

    « Les biotechnologies [et les technosciences] ouvrent un continent immense que l‘homme va devoir normer s’il veut leur donner sens et finalité. Il faudra alors que le sujet humain (...) détermine, non pas ce qu’il peut faire, mais bien ce qu’il doit faire. »[6]

     

    2. La liberté suppose la responsabilité

    De manière générale, le concept de « responsabilité » est souvent associé à des notions telles que celles d‘engagement, de devoir et d’obligation. Il semble ainsi s’opposer à celles de droits ou de liberté.[7] Or, bien que ces deux catégories de concepts semblent s’exclure à première vue, il semble qu’au contraire, les uns présupposent les autres, et inversement:

    « Le mot a gardé une notion d’engagement personnel, puisque c’est la capacité de prendre une décision sans en référer préalablement à une autorité supérieure. La notion de responsabilité porte en elle-même aussi celle de liberté, de libre choix lorsque l’on agit. »[8]

    Ne peut être considérée comme responsable qu’une personne qui agit librement donc. Ceci suppose-t-il alors que l’on ait le droit de faire tout et n’importe quoi? Mais si la liberté revient à pouvoir faire ce que l’on veut sans aucune contrainte, c’est-à-dire sans n’être jamais limité en et par rien, de quoi serait-on alors libre? Comme le rappelle très justement Ellul :

    « Se reconnaître, se savoir non libre et déterminé, prouve que l’on a effectué une prise de conscience du monde qui nous entoure, de ce qui nous conditionne, de la raison de nos actes et de nos choix, et pour effectuer cette prise de conscience, il faut précisément être libre. Mais la liberté ne vaut pas en soi et par soi : elle est la liberté de… et pour… »[9]

    En ce sens, les limites, de quelque nature qu'elles soient, constituent les conditions mêmes de la liberté des individus: la liberté n’a de sens que lorsqu’elle découle d’un système de droits et de valeurs qui la limite. De plus, elle suppose une prise de responsabilité en tant que celle-ci implique à son tour « un contrôle de soi et une conscience de ce qu’on est appelé à être et à vivre »[10].

     

    3. Responsabilité: un concept complexe

    « La responsabilité demande du courage parce qu’elle nous place à la pointe extrême de la décision agissante. »[11]

    On distingue généralement deux types de responsabilité: la responsabilité juridique et la responsabilité éthique (ou morale)[12]. On remarquera ici que le concept latin respondere: répondre de, répondre à, renferme en lui-même ces deux aspects. Tandis que la première dimension qu’introduit le « répondre de » correspond à la dimension juridique de la responsabilité en tant qu'elle demande des individus qu'ils répondent de leurs actes, le « répondre à » (quelqu'un) introduit un rapport et une responsabilité envers autrui. 

    3.1. Responsabilité juridique

    La responsabilité juridique impose aux individus certains devoirs à respecter, sous peine d’être condamnés pour les actes délictueux commis. Un individu est responsable devant la loi dans la mesure où on l’estime conscient des conséquences de ses actes et donc également capable d’y répondre[13] devant la justice. Dans ce contexte, les règles à respecter et les limites à ne pas franchir sont absolument limpides, définies au préalable et, en principe, fixes. Qu’en est-il alors de la responsabilité éthique, qui étend le champ d’application de ce concept dans une très large mesure et peut amener, de ce fait, une grande confusion dans ces divers emplois?

    3.2. Responsabilité éthique

    La responsabilité éthique entend fixer des devoirs et des engagements en dehors du cadre juridique. Comme le dit St Thomas D’Aquin, toute la difficulté repose ici sur le fait que « les règles morales ne soient pas strictes, mais varient selon les circonstances »[14]. En ce sens, ces dernières requièrent d’être adaptées aux différents cas particuliers qui peuvent survenir. Comment agir alors de manière juste et responsable lorsque l’on est confronté à un cas qui ne s’était jamais présenté jusqu'alors?

    Dans l’Ethique à Nicomaque, Aristote définit l’éthique comme une réflexion profonde qui permet de définir les actions à faire (ou ne pas faire). L’éthique renvoie en ce sens à une « recherche (…) sur les principes qui doivent guider l’action humaine ». Face aux progrès des sciences et de la technique qui semble ouvrir un champ d’actions infini, il semble donc indispensable de réfléchir et d’ouvrir le débat afin d’établir un cadre éthique qui permette de définir de nouvelles valeurs communes en évaluant les enjeux de ces avancées, quitte à en refuser certaines. Dans une société où chaque individu est libre de définir et d’agir selon ses propres principes, comment parvenir à un consensus?

    Selon Luc Ferry, il existe plusieurs manières de définir des valeurs et normes communes, dont la plus évidente reste l’argumentation. Dans la mesure où le fait d’argumenter implique de prendre en compte l’opinion d’autrui afin de pouvoir justifier sa propre position, l’argumentation, bien qu’elle reste « conforme au principe moderne de l’autonomie », « conduit pourtant l’individu à sortir de lui-même »[15]. En ce sens, elle contient une dimension universelle en tant qu’elle « cherche à aller au-delà des points de vue individuels »[16]. Quelle sont alors les questions essentielles à propos desquelles nous devons nous positionner et argumenter?

     

    4. Quel progrès pour l’être humain?

    Si la responsabilité peut se traduire en termes juridiques afin d’empêcher certaines dérives à l’aide d’un cadre légal fixe et établi, elle s’étend également au domaine éthique, plus mouvant mais non moins important. Les prémisses d’une responsabilité éthique ont vu le jour notamment grâce aux réflexions et aux travaux entrepris à propos des expériences médicales faites dans les camps de concentration nazis. Posant ainsi les premiers principes de la bioéthique, ces réflexions ont permis de remettre en question la légitimité par défaut des possibilités qu’ouvrent les progrès dans le domaine des sciences et de la technologie. Ces possibilités représentent-elles nécessairement un progrès pour l‘être humain? Quel rapport souhaitons-nous entretenir avec les androïds qui sont en passent de se dôter d'une conscience? Ou comment garder un certain contrôle sur le big data afin d'éviter que les algorithmes que nous développons et qui apprennent pour nous ne puissent un jour décider à notre place et ainsi faire disparaître les concepts même de responsabilité et de liberté tels qu'entendus dans ce papier?

     

    Conclusion

    La dimension réflexive qu’apporte l'éthique de la responsabilité détient une place absolument centrale dans le débat à propos des sciences et de la technique dans la mesure où elle permet aux individus d’adopter une distance saine ainsi qu’une attitude responsable vis-à-vis de ces progrès et de garantir leur liberté d’agir et de réagir en conséquence. Loin d’avoir pour objectif de justifier les possibilités crées par les technosciences et les biotechnologies, l’éthique entend poser les questions que soulèvent les progrès dans ces domaines afin, d’une part, d’en évaluer les enjeux et, d’autre part d’en définir les limites. Et de fait, il semblerait que ce ne soit qu’en « connaissant leurs limites que sciences et techniques peuvent être porteuses de liberté et d’émancipation pour le plus grand nombre »[17].

    Par les possibilités qu’elles ouvrent et les libertés qu’elles permettent, les biotechnologies et les technosciences nous obligent à repenser en permanence les normes juridiques et éthiques qui dessinent le visage de notre société. Dans la mesure où ces innovations agissent dans des systèmes vivants dont on ne peut prévoir l‘évolution avec certitude, les effets qu’elles engendrent et les possibilités qu’elles permettent doivent être appréhendés et évalués de manière à permettre un encadrement et un suivi éthiques des recherches, voire un éventuel refus si ces dernières devaient dépasser le cadre raisonnable au-delà duquel notre liberté ne pourrait plus être garantie. Envisagée de telle manière, la réflexion éthique à propos des sciences et de la technologie constitue un socle à partir duquel il nous est possible d’accéder au plus près de ce que la responsabilité nous demande en tant qu’être humain, à savoir, comme le préconisait Jankélévitch: « une décision agissante »[18].


    • [1] Victor Hugo, Actes et paroles, 1875-1876.
    • [2] Larrère R. (2009). Ethique, choix technologiques et choix de société, 2009.
    • [3] Ibid.
    • [4] Pradeau J-F (2002). Héraclite, Fragments, Flammarion, Paris, 2002.
    • [5] Ce qui n’implique pas forcément que celle-ci soit suffisante !
    • [6] Dupuy J-P. (2004). Le problème théologico-scientifique et la responsabilité de la science dans: Le Débat 2/2004, 129, 2004, p 175-192. C’est moi qui surligne.
    • [7] Charbonneau J., Estèbe Ph. (2001). Entre l‘engagement et l‘obligation: l‘appel à la responsabilité à l‘ordre du jour dans: Lien social et Politiques 46, 2001, p. 5-15.
    • [8] Reynaud J-M., Comité médicis (2009). Approche philosophique et sociale de la notion de responsabilité, «Comment la responsabilité peut-elle être productrice de valeur?», 2009.
    • [9] Ellul J. dans: Lenoir F (2013). Le temps de la responsabilité, Entretiens sur l’éthique, Pluriel, Paris, 2013.
    • [10] Ibid.
    • [11] Jankélévitch V. dans: Reynaud J-M., Comité médicis (2009). Approche philosophique etsociale de la notion de responsabilité, «Commentla responsabilité peut-elle être productrice devaleur?», 2009.
    • [12] Je ne m’attarderai pas sur la distinction entre « éthique » et « morale » ici. D’un point de vue général, on peut dire que le concept grec d’éthique se réfère à une réflexion métaphysique à propos de l’action humaine, une recherche de principes capables de guider les individus dans leurs actions. Le concept latin « moral », quant à lui, se réfère à des aspects plus formelles et impératifs, des règles de conduite à établir pour vivre en société.
    • [13] À noter l’étymologie latine de « responsabilité », respondere: répondre.
    • [14] St Thomas, 258, p. 74: Non habent in seipsis atiquid stans per modum necessitatis, sed omnia sunt contingentia et variabilia.
    • [15] Ferry L. dans: Lenoir F (2013). Le temps de la responsabilité, Entretiens sur l‘éthique, Pluriel, Paris, 2013.
    • [16] Ibid.
    • [17] Interview de Marc Audétat pour le dossier à thème Responsabilité éthique face aux biotechnologies, 2015.
    • [18] Jankélévitch V. dans: Reynaud J-M., Comité médicis (2009). Approche philosophique etsociale de la notion de responsabilité, « Commentla responsabilité peut-elle être productrice devaleur? », 2009.