Est-il recevable et acceptable de limiter l'offre de soins?

Le médecin, grand ordonnateur de dépenses de santé désormais sous surveillance, peut se croire le héros malheureux de drames cornéliens dont l’offre de soins serait le ressort. Car la nécessaire limitation de cette offre est comme un ver dans le fruit de son habitus ancestral, à savoir la réponse à la demande de l’homme souffrant.

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    Le drame le plus médiatisé est celui de la répartition des biens de soins et de l’arbitrage entre les fins individuelles et collectives. A force de négliger le trou de l’assurance maladie, voici que nous sommes menacés de tomber dedans, sauf à consentir des limitations de l’offre.

    Enjeux collectifs

    On pourrait se laisser aller au cauchemar de l’inadéquation (criante) entre les possibilités de la technoscience médicale (toujours en avance sur les aspirations des malades), et leur mise à disposition du public (toujours en retard pour les plus pauvres). Le point épineux est connu : comment articuler bienveillance et justice, soins individuels selon les besoins et logique du Tiers qui garantit la possibilité même des soins ? Mais la solution n’est pas trouvée, et limiter l’offre a contribué à creuser les inégalités sociales de santé (en France). Il y a là des limitations de l’offre de soins qui sont irrecevables. A l’hôpital, la tarification à l’activité, les contrats d’objectifs et de moyens, la volonté de responsabilisation de chaque praticien dans les résultats, construisent un malade d’un genre nouveau, pur produit de l’entreprise de production de soins que doit devenir l’hôpital : le malade indésirable, qui fait perdre de l’argent parce qu’il séjourne « trop longtemps » au regard des performances attendues. Le praticien nouveau laisse les normes professionnelles céder peu à peu la place aux réflexes qui se forgent sous la pression de l’institution-entreprise, et sollicitent peu la pensée et le jugement personnels : c’est ainsi que se compromettent les pratiques individuelles. Le praticien conforme à la discipline du rendement que la nouvelle gouvernance lui enjoint d’intérioriser aura renoncé définitivement à ce qui, dans la pratique médicale, est par essence rétif à sa réduction au rentable. Ici encore, la limitation de l’offre est inacceptable.

    La limitation de l’offre, une question clinique

    S’il faut ne pas ignorer la mise en péril du système de santé et consentir à limiter l’offre pour contenir les coûts, sans laisser le nouveau management public détruire le cœur du métier, alors il faut tenter de ressaisir l’enjeu comme une question clinique. Ce recentrage peut permettre d’aborder les débats médico-économiques avec d’autres prémisses.

    La pertinence de cette question est quotidienne. A vrai dire, il ne s’agit pas tant de la limitation de l’offre en soi, mais d’un ajustement à la situation, d’un accord le plus fin possible à la singularité du cas appréhendé dans toute sa complexité, ce qui est toujours requis en médecine, et pourrait bien caractériser son nomos spécifique. Par exemple, la limitation des prescriptions chez la personne âgée est une des maximes principales du savoir-faire gériatrique ; les réanimateurs ont incorporé dans leurs décisions quotidiennes l’ajustement de l’engagement technique au pronostic raisonnable. Qu’est-ce qui fait obstacle à la mise en œuvre plus large de cette limitation clinique raisonnable de l’offre ? Est-ce l’exigence, perçue ou imaginée, de la demande ? Est-ce la crainte de la judiciarisation ? Le CCNE appelait naguère à une médecine « sobre », par opposition à une médecine de la redondance masquant une paresse intellectuelle et une peur d’assumer des choix courageux[1]. Je pense qu’une part de l’obstacle vient du praticien lui-même. Comme la possession de connaissances confère un pouvoir d’agir, alors le désir de faire le bien, alimenté par les fantasmes de savoir plein et de toute puissance, se transforme parfois en « licence to cure », voire en furor sanandi. La limitation de l’offre n’est pas seulement acceptable, elle est impérative si les bonnes intentions du médecin (car on ne saurait imaginer ici qu’il est maladroit, ignorant ou malveillant) l’amènent à un acharnement diagnostique de mauvais aloi qui précipite un patient souvent anxieux dans ce désastre qu’est la maladie iatrogène. Et que dire des dépendances induites par la prescription sans limites de benzodiazépines !

    L’offre peut bien là excéder la demande. La « licence to cure » s’autorise parfois de ce que le malade persuade le médecin qu’il possède bien ce qui viendra le compléter. Dans cette persuasion, le malade sera d’autant plus virtuose que le médecin en sera dupe. Faute d’être formé à la relation, de supporter le zeste d’angoisse qui pointe dans son for intérieur s’il laisse une question en suspens ou une ordonnance vierge, le médecin transforme l’offre de soins en machine à faire taire.

    Qu’est-ce qui est offert ?

    Ceci nous oblige à interroger la nature de ce qui est offert ? Le plus souvent dans les débats sur la limitation de l’offre, on suppose que l’objet à offrir existe réellement, et que nous avons deux sujets en position duelle, dont l’un dit qu’il en a besoin et le demande voire l’exige, et que l’autre peut indiquer et prescrire (ou refuser de le faire). Le médecin est alors ramené à un répartiteur de biens fabriqués et vendus par l’industrie pharmaceutique.

    Si on considère l’offre médicale non pas comme centrée sur un objet mais dans le registre de l’offre de service, la clé pourrait bien être celle de l’amour. Passons sur les motifs névrotiques possibles du don de soi. Foucault développe la figure du pouvoir pastoral dont la médecine hérite[2]. Le pouvoir du berger est défini par sa bienfaisance, c’est un pouvoir de soin : le berger soigne le troupeau, il veille à ce que les brebis ne souffrent pas, il soigne celles qui sont blessées… Ce pouvoir se manifeste par son zèle, sa manifestation n’est pas celle d’une puissance. Il s’exerce sur un troupeau, mais il est individualisant : il a l’œil sur chacun. Est-ce qu’il doit y avoir une limite dans cette offre de soins qui est aussi offre de soi-même ? Oui. Le pouvoir pastoral ne peut s’exercer sans la connaissance des pensées intimes du sujet, sans explorer leur âme, sans leur faire révéler leurs secrets. Le respect de l’autre, affaire de sobriété et de tact plus que de principe abstrait, fait limite recevable à l’offre de soi. Le médecin-pasteur est proche de la figure du tuteur bienveillant, qui maintient l’homme dans l’état de minorité et l’empêche de faire usage de son propre entendement[3]. La liberté de l’autre, son émancipation, doit rester possible : ici encore, la limitation de l’offre doit intervenir. Parce qu’elle fait passer le sujet au statut de patient, situé dans la nosographie et pris en charge par des filières et des protocoles, l’offre médicale apparaît dans sa face obscure comme une prise de pouvoir. L’offre médicale doit trouver aussi cette limite là : ne pas vouloir annexer la vérité du sujet, même au nom du discours de vérité que lui fournit la légitimité scientifique.

    Ainsi, certaines limites de l’offre de soin sont conformes à l’idéal clinique, alors que l’immixtion de l’économie dans l’univers médical ne justifie ni la réduction inégalitaire de l’accès aux soins, ni la transformation managériale de l’hôpital, ni la transformation de la présence à l’autre en activité tarifée.

    Une version plus développée de ce texte est parue dans : Euro-Cos, Humanisme et Santé (éd.) De l’accès à l’excès, évolution et ambiguïté de la demande de soins, Paris, Editions de santé, 2008, p 57-64.

    • [1] Comité Consultatif National d’Ethique pour les Sciences de la Vie et de la Santé, Avis 101 : Santé, éthique et argent : les enjeux éthiques de la contrainte budgétaire sur les dépenses de santé en milieu hospitalier. http://www.ccne-ethique.fr/docs/avis101.pdf.
    • [2] Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population , Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil, 2004.
    • [3] Emmanuel Kant. Qu’est-ce que les Lumières? Paris, Mille et une nuits, 2006.