par Johann Roduit

L'humain augmenté: entre amélioration et déshumanisation

Dans un futur proche, alors que nos membres « naturels » pourraient être considérés comme obsolètes comparés à des membres bioniques, nos assurances maladies couvriront-elles toujours les frais de clients qui préfèreraient, peut-être légitimement, ne pas remplacer le biologique par le bionique? En bref, aura-t-on toujours le droit de rester humain, sans nécessairement devenir augmenté ?

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    D’aucuns argumentent déjà qu’être équipé de certaines prothèses bioniques donne un avantage sur des personnes munies « seulement » de membres biologiques. Lors d’un récent TED talk, l’athlète et actrice Aimee Mullins, amputée des deux jambes, mais possédant pas moins de 12 paires de jambes artificielles différentes, affirmait se sentir privilégiée par rapport à ses amies « valides ». En effet, elle peut changer de taille selon ses envies.

    Ces questionnements font partie du débat éthique sur l’amélioration humaine, débat de plus en plus médiatisé. A juste titre, les interrogations quant à savoir si et comment utiliser (ou non) certaines technologies émergentes pour améliorer l’être humain ne doivent pas être réservées aux scientifiques. A ses débuts, le débat avait donné naissance à des positions extrêmes et très tranchées, positions d’ailleurs toujours d’actualité. D’un côté se trouvent les bioconservateurs, pour qui toutes les améliorations humaines sont éthiquement problématiques, car déshumanisantes; de l’autre, les transhumanistes, pour qui ces nouvelles technologies devraient être utilisées afin d'améliorer l’espèce humaine, même si cela nous rendait autre que “simplement” humain. De manière générale, il est difficilement défendable de se prétendre pour ou contre toutes les technologies amélioratives. Par contre, on peut se positionner et être critique sur l’utilisation néfaste de certaines technologies, dans un contexte donné, tout en encourageant d’autres types d’amélioration dans un autre contexte. On peut par exemple être contre la prise de médicaments pour améliorer ses performances scolaires, mais admettre la prise de drogue pour améliorer ses performances sportives; l’inverse étant également envisageable.

    Afin de répondre à ces défis, notre réflexion peut s’appuyer sur certains principes fondamentaux de bioéthique, tels que la justice distributive (qui aura accès et à quel prix à ces technologies?), l’autonomie de l’individu (aura-t-on le choix ou l’obligation de s’améliorer?) et le risque (est-il dangereux d’utiliser ces technologies?). Un premier examen de ces principes, qui fonctionne comme un test préliminaire, nous permet de déterminer si les améliorations envisagées posent problème. En d’autres mots, si une amélioration transgresse ces principes, alors elle posera des problèmes éthiques.

    Cependant, ces principes de bioéthique ne vont pas toujours au cœur du problème. En effet, on peut très bien imaginer une amélioration ou une augmentation humaine qui - bien que respectant ces principes - soulèverait un certain malaise. La pilule “soma” qu’invente Huxley dans son ouvrage Le Meilleur des Mondes est une bonne illustration de ce qui précède. Dans cette fiction, une pilule améliorative - le soma - est distribuée à chaque citoyen. Elle les empêche de se sentir malheureux, n’a pas d’effets secondaires, et favorise la cohésion sociale. Elle ne menace pas l’autonomie des individus et ne présente aucun danger pour leur santé. Au final, elle respecte donc les principes fondamentaux de la bioéthique.

    D’autres questions surviennent néanmoins: ce type d’amélioration ne menace-t-il pas la dignité, l’authenticité ou la nature humaine? Cette fiction nous confronte à un malaise. On y trouve à la fois des humains améliorés qui ont certes respecté les principes de bioéthique pour se perfectionner, tout en reconnaissant qu’ils sont déshumanisés. Personne dans le débat qui nous occupe n’a encore fait l’apologie d’une telle pilule. Toutefois, ce scénario imaginaire a le mérite d’enrichir le débat en nous dirigeant vers une question qui devient centrale pour ce débat: « Qu’est-ce que l’être humain ? » Car il est important de le rappeler: ce débat traite d’amélioration ou d’augmentation de l’humain.

    Bien qu’il soit extrêmement difficile (impossible?) d’apporter une réponse claire à cette question, nous pouvons néanmoins esquisser quelques ébauches de réponse susceptibles d’aider l’être humain à mener une existence convenable, voir même épanouie. La philosophe Martha Nussbaum suggère une liste de 10 capabilités ou capacités qui sont, selon elle, essentielles à chaque être humain pour lui permettre de mener une vie épanouie, et ce dans n’importe quel contexte. Des capabilités telles que la santé du corps, l’intégrité corporelle, la possibilité de vivre en société, la possibilité de ressentir des émotions, font partie de cette liste et apportent des éléments de réponse à notre question : « Qu’est-ce que l’être humain ? » .

    Ces capabilités deviennent également des garde-fous, ou des points de référence, qui nous permettent de s’assurer qu’une amélioration est une véritable amélioration et non pas une déshumanisation qui nuirait à nos capacités, et donc à notre humanité. Une amélioration humaine qui ôterait la possibilité à un individu de pouvoir vivre en société deviendrait une évolution déshumanisante, et donc une fausse amélioration.

    La notion d’être humain a donc encore toute sa place dans ce débat. Elle nous permet de conduire une analyse complémentaire à une analyse éthique qui repose seulement sur les principes bioéthique de justice, d’autonomie, et de risque. Les capabilités décrites par Martha Nussbaum nous donnent des points de référence qui nous permettent d’être critiques sur certaines améliorations, sans pour autant toutes les rejeter. Cela démontre qu’il reste possible de s’améliorer, tout en maintenant des limites, afin d’éviter une certaine déshumanisation.