La santé, le plus grand des biens? Une analyse philosophique

Dans Gorgias, Socrate parle avec son ironie coutumière d’un médecin qui prétendrait qu’il n’y a pas de plus grand bien pour les hommes que la santé. D’ailleurs, n’est-ce pas ce que l’on se souhaite, avant tout, à minuit pour la nouvelle année ? Comment se fait-il alors, que les malades qui ne se soignent pas soient pléthore ?

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    Prenons un cas dramatique : Jean a bénéficié d’une greffe cardiaque ; il prend mal son traitement immunosuppresseur, rejette son greffon cardiaque et meurt. Ou un cas en apparence plus bénin : une photographie célèbre, prise dans un congrès de diabétologie, montrant ces spécialistes prenant, tous, l’escalier mécanique, et regardant, surpris le photographe en train d’illustrer leur incohérence. Comment tout ceci est-il possible ? Cette question, qui part d’un sujet d’étonnement, est une question philosophique.

    Ainsi, une réflexion sur la notion de santé pose à propos de la médecine la question générale du rapport qui existe entre rationalité et irrationalité. Le philosophe Donald Davidson (1), en se demandant « comment la faiblesse de la volonté est possible », nous montre que, la plupart du temps, nous nous conduisons de manière rationnelle, parce que nous obéissons à un « principe de rationalité » qui nous recommande de faire ce que nous pensons, après avoir tout bien considéré, être le meilleur pour nous. Que manque ce principe, et nous accomplissons des actions irrationnelles. Ainsi, le mécanisme de la rationalité (l’utilisation d’un principe de rationalité) porte en germe la possibilité de l’irrationalité. (On pourrait penser que le raisonnement de Davidson est circulaire : en fait il ne l’est pas plus que celui qui pose que le rôle de l’insuline est de maintenir la glycémie normale et que le manque d’insuline cause le diabète). Pour expliquer pourquoi le sujet irrationnel n’utilise pas son principe de rationalité, Davidson, dans un autre texte (2), fait appel à une division de l’esprit. Dans le domaine médical, il y a le moi qui voudrait se soigner, et le moi qui ne le fait pas pas. Ainsi, le fait de ne pas se soigner n’est pas un conflit entre le malade et son médecin : il révèle un conflit entre le malade et son double.

    Mais une réflexion sur la notion de santé pose une deuxième question : les diabétologues n’ont pas pris l’escalier ; visiblement, ce n’est pas leur priorité, sans doute n’est-ce pas important. Le philosophe Harry Frankfurt (3) propose qu’il existe un rapport étroit entre la notion d’importance et celle de souci : j’ai le souci de quelque chose si cette chose est importante pour moi, et réciproquement. Il dit aussi que la notion de souci implique que l’on se projette dans l’avenir. Ces définitions pourraient être pertinentes pour le propos de la santé : je me soigne si, en plus du principe de rationalité de Davidson, j’adopte un principe de prévoyance qui me dit de donner la priorité au futur. D’ailleurs, on peut ainsi comprendre la difficulté de soigner dans un contexte de précarité les maladies chroniques, celles qui s’étalent sur plusieurs années ou décennies, voire qui sont indéfinies : Eh quoi ? je ne sais pas de quoi demain sera fait, et vous me demandez de faire tous ces efforts pour éviter des ennuis de santé dans dix ans ? Il apparaît ainsi que la notion de santé est inséparable de celle de pré-voyance. Et dans la mesure où, comme le remarque le philosophe Derek Parfit (4), je peux avoir plus de mal à être en connexion avec mon moi dans 40 ans qu’avec mon moi aujourd’hui ou même dans un mois ou dans un an, il peut être rationnel pour moi de me soucier davantage de mon présent que de mon futur. Et ici, nous retrouvons le conflit entre le malade et son double : le malade au présent et celui qu’il sera un jour, mais que le premier a du mal à imaginer.

    Harry Frankfurt propose ailleurs (5) que l’amour de soi pourrait représenter une solution aux conflits que chacun de nous rencontrons du fait de la division de notre moi : en s’aimant, le sujet fait taire ses conflits intérieurs ; pour Frankfurt, s’aimer, c’est être sans réserve, c’est la même chose. Quand on est « sans réserve », la question des priorités n’est plus posée.

    Ainsi, on se soigne si on a le souci de soi et si l’on s’aime. La santé est un égoïsme, mais un égoïsme exigeant : le soin de soi prend une telle importance que celui qui s’y adonne accepte de faire des efforts pour un être futur qu’il a sans doute du mal à concevoir. Et voici que cet être futur suscite son amour, lui demandant aujourd’hui d’accomplir les efforts du soin de soi. Car ne le cachons pas : le soin de soi n’est pas quelque chose de naturel dans ce sens qu’il demande des efforts ; à chaque fois que je prends l’escalier, je dois le vouloir, me mettre dans cet état de volition, défini par la philosophe Joëlle Proust (6) comme ce moment où je me mets en posture d’exercer ma volonté et que je reconnais au sentiment d’effort qui l’accompagne. D’ailleurs, ce pourrait être le mécanisme d’action de l’habitude, qui fait qu’on fait les choses sans effort : « la fatigue continue s’allège avec l’habitude », disait Démocrite.

    Prenez soin de vous, ayez le souci de vous, parce que vous vous aimez, parce que vous le valez bien, comme dit la publicité, ou plutôt, parce que vous le vaudrez bien : le médecin du Gorgias avait en fait raison, la santé est le plus grand des biens et il est beau de se soigner. Mais, comme le disait Spinoza, tout ce qui beau est difficile autant que rare : la santé peut donc aussi être vue comme un objet de fierté et ceux qui se soignent méritent d’être félicités.

    • Davidson D, Comment la faiblesse de la volonté est-elle possible ? In : Actions et événements, traduction et préface de Pascal Engel, P.U.F, Collection Epiméthée, 1993.
    • Davidson D, Paradoxes de l’irrationalité, Éditions L’Éclat, traduction et préface de Pascal Engel, 1991.
    • Frankfurt H, The Importance of what we care about, In: The Importance of What We Care About, Cambridge, 1988.
    • Parfit D, Reasons and Persons, Oxford University Press, Oxford, 1984.
    • Frankfurt H, Les Raisons de l’amour, traduction de Danielle Dubroca et Angelo Pavia, Circé, 2006.
    • Proust J, La Nature de la volonté, folio essais, Gallimard, 2005.