Soins médicaux: y a-t-il des limites raisonnables?

Histoires de patients

Une femme de 83 ans est admise à l’hôpital pour des difficultés respiratoires importantes causées par une défaillance cardiaque chronique qui a déjà été à l’origine de multiples hospitalisations.

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    • Malgré un traitement initial important, son état ne s’améliore pas et le pronostic est réservé. Elle vit seule à domicile mais ne peut plus sortir de chez elle et dépend d’un encadrement important par les soins à domicile. Faut-il discuter avec elle d’une limitation des soins les plus agressifs devant le pronostic réservé ?
    • Un homme de 78 ans est amené par son épouse aux urgences, car il a chuté dans leur appartement et est devenu plus confus que d’habitude. Il a en effet une maladie d’Alzheimer et a des problèmes de mémoire importants, mais il est encore autonome. Au bilan d’entrée, on constate un rythme cardiaque anormalement lent qui provoque un ralentissement circulatoire cérébral expliquant la chute et la confusion. Les médecins proposent la mise en place d’un stimulateur cardiaque qui permettrait de régler le problème rapidement. L’épouse du patient, qu’il a désignée comme sa représentante thérapeutique, s’y oppose au titre de respecter la volonté de son mari de ne pas subir d’acharnement thérapeutique, d’ailleurs exprimée dans ses directives anticipées. Que faut-il faire ?

    Ces deux brèves histoires cliniques, réelles et issues de la pratique d’un service de soins aigus dans un hôpital universitaire, posent la question de la limite dans les soins. De telles limites peuvent-elles être légitimes ? Qui peut en décider ? Les médecins, les patients ou leurs représentants sont-ils toujours en accord à ce sujet, et en cas de désaccord, à qui la décision revient-elle ? Ce bref article va tenter de poser quelques jalons pour éclairer ces questions.

    Le patient capable de discernement

    L’éthique principielle reconnait quatre valeurs pour guider les décisions en matière de soins. La plus ancienne est en réalité une balance entre deux valeurs, la bienfaisance et la non-malfaisance, que l’on retrouve déjà dans le célèbre serment d’Hippocrate. L’autonomie, soit le respect du libre arbitre des patients, est une valeur plus moderne dont la consécration en médecine est le fruit de leur combat contre « l’acharnement thérapeutique », lui-même conséquence directe de l’augmentation considérable des moyens de la médecine, et en particulier de la médecine de réanimation (soins intensifs). Le dernier principe est celui de la justice distributive qui doit garantir l’équité dans l’accès aux soins et leur dispensation. Un dilemme éthique surgit lorsque la décision médicale ne permet pas de servir toutes ces valeurs qui peuvent entrer en opposition.

    La situation la plus simple est celle du patient capable de discernement, condition nécessaire pour exercer son autonomie, qui décide de mettre une limite aux soins qui pourraient lui être dispensés. Ce peut être, par exemple, le refus d’être réanimé en cas d’arrêt cardiaque ou transféré aux soins intensifs et assisté avec un respirateur en présence d’une insuffisance respiratoire. Lorsqu’une discussion avec le patient permet de s’assurer qu’il a compris tous les enjeux de sa situation et les conséquences possibles de sa décision, celle-ci doit bien entendu être respectée dans tous les cas.

    Le patient incapable de discernement et les directives anticipées

    Plus difficile sont les nombreuses situations où le patient n’est plus capable d’exprimer lui-même sa volonté, en raison d’une incapacité de discernement qui peut être permanente ou temporaire. Les directives anticipées, dont la plupart des droits occidentaux reconnaissent la validité et le caractère liant pour les médecins, sont destinées à anticiper ces cas de figure et permettre au patient d’exprimer sa volonté par avance. Il peut également choisir alternativement ou en plus de désigner un représentant thérapeutique qui se fera cas échéant l’interprète de sa volonté. Le second cas clinique illustre cette situation. Les directives anticipées sont certainement un progrès et leur existence est une aide précieuse aux médecins et aux proches confrontés à une décision difficile de limitation des soins et leur rédaction doit être promue activement. Mais elles ne permettent pas de résoudre toutes les difficultés.

    Tout d’abord, peu nombreux sont encore les personnes qui établissent des directives anticipées et/ou désignent formellement un représentant. La proportion de patients admis à l’hôpital et qui sont porteurs de telles directives ne dépasse pas 10%, chiffre étonnamment stable depuis 20 ans dans tous les hôpitaux occidentaux, et ce malgré de nombreuses campagnes auprès des médecins et des patients pour en encourager l’établissement. Une analyse approfondie des causes de ce phénomène dépasse la visée de cet article, mais la difficulté à aborder la question de la mort, qui est nécessairement en filigrane de ces discussions, est certainement un facteur important. Cette difficulté est d’ailleurs partagée par les patients et les médecins. L’hospitalisation radicalise les enjeux. En effet, il ne s’agit plus d’une discussion avec son médecin de famille au sujet d’un possible et lointain futur alors que tout va encore bien, mais de décider ensemble d’une possible limitation des soins dans une situation de maladie aiguë où la possibilité d’une aggravation brutale de l’état de santé du patient, voire la mort, sont bien réels. C’est pourquoi la discussion avec le patient de ses préférences concernant des soins agressifs, tels que la respiration assistée aux soins intensifs et la réanimation cardiopulmonaire doit se tenir à l’admission de tout patient admis à l’hôpital. Mais ces discussions ne sont pas pour autant faciles. Dans la première situation clinique relatée plus haut, et que j’ai personnellement vécue, le questionnement de la patiente au sujet de ses préférences en cas d’aggravation de son état de santé a déclenché une angoisse massive, qu’elle a exprimée par cette question désarmante : « Docteur, vous pensez donc que je pourrai mourir ? ». Désarmante pour le médecin, tant il lui paraissait évident que cette patiente, qui en était à sa quatrième hospitalisation de plusieurs semaines pour la même affection, dont le traitement s’était révélé chaque fois plus difficile, et avait entrainé un déficit fonctionnel toujours plus important lors de retours à domicile toujours plus courts, ne pouvait pas réellement ignorer qu’elle arrivait bientôt au terme de sa vie. La difficulté, voire le refus, à parler de ou même envisager la mort, est aujourd’hui une réalité sociologique. Et les rôles traditionnels des partenaires donnent aujourd’hui l’impression d’être inversés : du médecin « jusqu’au-boutiste » en conflit avec le patient lutant contre l’acharnement thérapeutique, nous sommes passés de plus en plus souvent à la situation d’un patient jusqu’au-boutiste face à un médecin qui tente avec difficulté de lui faire comprendre le caractère déraisonnable de traitements plus agressifs.  Et ceci quel que soit l’âge du patient. Les efforts pour surmonter ce tabou pesant sont à saluer, comme par exemple le documentaire « On ne mourra pas d’en parler ».

    Ensuite, il n’est pas toujours facile de déterminer si les mesures demandées par la situation clinique correspondent ou non à ce que le patient aurait considéré comme des mesures excessives ou déraisonnables. Le deuxième cas l’illustre bien. Pour les médecins, la mise en place d’un pacemaker est une mesure très simple et peu invasive. Pour l’épouse du patient qu’il avait désigné pour exprimer sa volonté, c’était déjà trop, mais ils n’avaient jamais évoqué cette mesure thérapeutique spécifique dans leurs discussions. Nous nous sommes ainsi trouvés dans la situation délicate de tenter de convaincre cette femme d’accepter cette procédure, comme nous l’aurions fait avec le patient lui-même s’il avait pu participer à un tel dialogue. Elle a persisté dans son refus, et m’a confié des mois plus tard qu’elle avait vécu très douloureusement ce rôle d’interprète des volontés de son mari, et ce qu’elle avait ressenti comme des pressions de la part des médecins.

    Le rôle des proches

    Le nouveau Code civil suisse, et en particulier le nouveau droit de protection de l’adulte, entré en force le 1er janvier 2013, a modifié complètement les responsabilités des partenaires en présence lors d’une décision de soins à prendre pour un malade incapable de discernement. Auparavant, la décision revenait dans certains cantons dont Genève au médecin, après bien entendu qu’il s’est informé de l’existence de directives anticipées ou de la volonté présumée du patient auprès des proches. Désormais, la décision revient à la personne la plus proche du patient, selon une liste de priorité établie par la loi. Nous constatons quotidiennement combien ceci impose une charge émotionnelle lourde aux proches de patients gravement malades, en particulier lorsqu’il s’agit de discuter de mettre une limite aux soins, voire d’effectuer un retrait de traitement vital. En effet, dans les unités de soins intensifs, 80% des décès font suite à une décision concertée de retrait thérapeutique dans des situations où la prolongation des soins aurait représenté un réel acharnement, et les initiateurs de la discussion sont le plus souvent les médecins. Il ne s’agit pas ici de faire l’apologie d’une situation antérieure qui comportait également ses difficultés, mais de sensibiliser encore une fois le lecteur à l’importance pour les patients de faire connaître leur volonté à leurs proches, et à ceux-ci de susciter ces discussions, afin de diminuer leur fardeau dans des situations toujours douloureuses et chargées d’émotions très fortes.

    Les situations de conflit

    La situation sans conteste la plus difficile est celle du conflit entre un patient ou ses proches demandeurs de soins agressifs dont les médecins jugent qu’ils ne peuvent avoir l’effet escompté et ne feront que prolonger la souffrance du patient tout en mobilisant des ressources coûteuses. De tels cas ne sont aujourd’hui pas exceptionnels et peuvent peser très lourd sur les équipes médico-soignantes d’un hôpital moderne. Nous avons vécu récemment le cas d’un patient rendu complètement dépendant par une tétraplégie sévère, sous assistance respiratoire permanente, incapable de quitter l’hôpital et passant d’une infection pulmonaire à l’autre, qui a vécu à l’hôpital pendant plus de deux ans, entre les soins intensifs, l’unité de soins aigus, des séjours toujours plus brefs en milieu de réhabilitation, interrompus par de nouvelles infections et décompensations respiratoires. A aucun moment ce patient n’a accepté d’envisager une limite dans les soins qui lui étaient prodigués. Force est de reconnaître qu’il n’y a pas de solution simple à de telles situations certes extrêmes, mais qui interrogent profondément les médecins et les soignants sur le sens de leur activité. L’éthique médicale reconnaît le droit aux médecins de ne pas entreprendre de soins « futiles », c’est-à-dire inefficaces, au nom de la non-malfaisance et du respect du principe de justice. Mais ce droit théorique est peu opérant en pratique, les patients et leurs proches ne nous reconnaissant pas cette légitimité. D’autre part, la définition même de ce qui constitue un traitement futile ou déraisonnable n’est pas univoque. Un traitement qui n’offre que 10%, 5% ou moins de 1% de chances de survie est-il encore efficace ? Où le seuil se situe-t-il ? Faut-il tenir compte également des moyens à engager, autrement dit un traitement très peu efficace mais bon marché est-il éthiquement plus acceptable qu’un traitement pas plus efficace mais plus coûteux ? Enfin, la capacité de la médecine à déterminer de façon précise le pronostic d’un individu est bien moindre qu’à l’échelle d’un groupe de malades. Or, seul compte le destin individuel dans la prise de décision. La réponse du droit n’est guère plus satisfaisante et passe par la demande de désignation d’un curateur en matière de santé par le Tribunal de protection de l’adulte et de l’enfant, qui ne va que très rarement s’opposer au désir du patient ou de ses proches. Ne restent donc que l’accompagnement au quotidien de tels patients et la rediscussion régulière avec eux des objectifs, dans l’espoir d’un alignement progressif de la compréhension de la situation et du projet de soins.

    Conclusions

    La décision de limiter ou non les soins fait partie de la pratique quotidienne de la médecine moderne. Elle s’inscrit dans le dialogue entre le patient et le médecin. Il s’agit d’un thème de discussion malaisé qui met en jeu des représentations et des émotions profondes autour du thème de la limite, et donc de la finitude. Si le cadre, le contenu et les compétences relationnelles nécessaires à ces discussions font désormais partie de la formation des médecins dès leurs études, ces efforts de formation doivent être intensifiés. Les patients et leurs proches ont également un rôle essentiel et actif à jouer, par la discussion de ces enjeux, de leurs valeurs, désirs et préférences. Les directives anticipées ne se substitueront jamais à la discussion de situations toujours particulières, mais devraient permettre de mieux informer ces dialogues, et d’en diminuer la charge psychologique pour les proches.

    Article initialement publié dans le dossier à thème en bioéthique "prolongement et maintien artificiels de la vie"