L'éthique, art du philosophe médecin

En 1887, dans une lettre à un ami, Nietzsche s'écriait : "Dix ans de maladie, plus de dix ans ; et pas simplement une maladie pour laquelle il existe des médecins et des remèdes. Quelqu'un sait-il seulement ce qui m'a rendu malade ?

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    Ce qui, des années durant m'a tenu au seuil de la mort, et appelant la mort ? Je n'en ai pas l'impression." Il est plus que probable que Nietzsche ait souffert d'affections physiques graves, mais quelle est cette maladie particulière pour laquelle il n'existe ni médecins ni remèdes, cette maladie dont on pressent qu'elle appelle une conception nouvelle du pathologique ?

    Trois siècles plus tôt, Benoît de Spinoza, répondant à un interlocuteur inquiété par la question du Mal, décrivait en détail dans une série de lettres le péché d'Adam mangeant le fruit défendu. Qu'Adam ait mangé la pomme, et que cela l'ait conduit à de bien fâcheuses conséquences, nous pouvons l'admettre, écrivait en substance Spinoza. Mais contrairement aux habitudes d'interprétations, il ne s'agit pas d'un problème de morale. Bien au contraire, il s'agit d'un problème éthique : non, Dieu n'a rien interdit à Adam au nom de sa toute-puissance. Il l'a seulement averti des conséquences définitives de son geste, et ces conséquences sont de nature physiologique. Tel un poison, la pomme décomposerait les rapports constitutifs du corps d'Adam. Ainsi, le fruit défendu n'est pas une métaphore figurant la connaissance, il est un poison au sens le plus littéral. Il ne symbolise rien du tout. Il est, nous enseigne Spinoza à travers ces lettres, connaissance actuelle d'une conséquence nécessaire et inévitable.

    Bien longtemps après Nietzsche et Spinoza, Gilles Deleuze lance avec son collègue Félix Guattari, dans un livre devenu célèbre, le concept de schizo-analyse. Frontalement dirigée contre la psychanalyse freudienne, la schizo-analyse se propose un but précis : "notre problème (à tous), explique Deleuze dans son fameux cours, n'est pas simplement d'être d'accord au niveau du vrai et du faux, ce n'est même pas de savoir ce qui est vrai ou faux. Notre problème à tous, c'est savoir quelle est la répartition de nos alliés et de nos ennemis... La schizo-analyse, encore une fois, ça ne demande pas : qu'est-ce que c'est tes rapports avec ton père et ta mère. Ca demande : quels sont tes alliés, quels sont tes ennemis ?".

    Ces trois points de vue, en apparence disparates, sont en réalité très proches. Ils ont en commun de dessiner les contours du problème de l'éthique. Or l'éthique, selon ces philosophes dont les liens de filiations sont d'ailleurs attestés et explicites, c'est d'abord la transformation de la morale du Bien et du Mal en une problématique qui oppose santé et maladie, bon et mauvais ; dès lors, c'est une réhabilitation du corps : ainsi Spinoza parlant de la pomme d'Adam comme d'un poison et non comme d'un interdit. En dernier lieu, c'est le rejet de toute forme de verticalité transcendante, comme celle que l'on trouve dans la psychanalyse, au profit d'une horizontalité immanente qui ne dépend pas de critères de vérité, mais de l'expérience vécue.

    Ainsi, le philosophe médecin est celui qui pose la question : qu'est-ce qui augmente la puissance d'agir de ton corps, de ton esprit ? Qu'est-ce qui est bon et mauvais pour toi en particulier ? Et comment peux-tu vivre de telle manière que tu puisses désirer que ce qui t'arrive, t'arrive à l'infini ? Le philosophe médecin est celui qui déchire le voile de l'explication morale collective, ce poison, cette illusion débilitante et ennemie, au profit de l'implication éthique individuelle : rejetant l'explication de la Loi par le Bien et le Mal, il procède par la connaissance implicite du bon et du mauvais. Rejetant l'autorité collective fondée sur la désignation du vrai et du faux, il y a supplante la connaissance individuelle de l'essence de soi-même et des choses.

    Ainsi, l'enjeu principal du philosophe médecin n'est autre que la création d'une éthique, par opposition à une justification de la morale. Concrètement, l'éthique invite chaque être à rejeter les affections qui diminuent sa puissance d'agir et composer avec celles qui l'augmentent, que l'on soit une molécule, un singe ou un sage. Pour l'homme, il s'agit d'atteindre à une forme de connaissance active qui dépasse la simple constatation de l'effet d'un corps sur le sien, vers la connaissance réelle des choses du monde. Il s'agit, par là, de faire l'expérience de Dieu ou de la Nature en tant que nous en sommes une part active, et inversement, de faire en sorte que cette part active occupe la plus grande partie de nous-même.

    À tous points de vue, l'éthique est le remède aux maux spirituels, mais aussi physiques, qu'entraine la morale du prêtre, du tyran et de l'esclave, elle est le rempart à la tristesse et le principe opératoire d'une meilleure connaissance du monde, plus réelle, plus gaie, connaissance de la Nature et donc de soi. Ce sera, en dernière instance, l'expérience de notre propre puissance d'agir sous l'espèce de l'éternité.