La "normose", une pathologie de l' "intégration" de la "norme"?... Fauve, Ferdinand Wulliemier, Raphaël Liogier...

Dans son numéro 3324 d'octobre 2013, Télérama invitait le lecteur à télécharger un podcast de la RTS (radio suisse), une interview de Ferdinand Wulliemier, psychiatre lausannois, consacré à la "Normose"...

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    Ancien chef de service de psychiatrie de liaison au CHU de Lausanne, le susnommé ne propose rien de moins qu’une nouvelle lecture des maladies mentales et des souffrances psychiques contemporaines fondées sur divers degrés d’aliénation aux "normes"… Le discours est plaisant, Wulliemier séduit par l’apparente simplicité de sa thèse et son humour teinté d’autodérision achève de convaincre l’auditeur…

    Son néologisme, la "normose", en rappelle un autre: celui de "normopathe", autre diagnostic construit sur "norme", désignant une "personnalité", selon Wikipédia, décrite par les psychanalystes Joyce McDougall (normopath) et Christopher Bollas (normotic personality). Bollas la décrivit comme "l'atténuation et finalement la disparition de la subjectivité, en faveur d'un moi conçu comme un objet matériel parmi les autres produits humains." Christophe Dejours, autre psychanalyste, rapproche la notion de "normopathie" de celle de "banalité du mal" développée par la philosophe Hannah Arendt à propos d'Adolf Eichmann… (encore là celui-là ! y m’lâche pas !)

    "Normopathe", "normotique", et maintenant "normose", le lexique progresse, ce dernier terme suggérant une sorte de maladie chronique (le suffixe "ose" y invite, comme dans "arthrose" ou "cirrhose"). On y devine l'effet d'une usure, d'une "intoxication" ou d'une "contamination" du corps par une "norme"… ou une "normalité" chroniquement invalidante…

    Les suffixes précédents suggéraient l'un, - "pathe" -, une sorte de "psychopathie" normale, l'autre, - "tique" -, par une rime avec "psychotique", comme une "psychose" normale...

    Avec "normose" ce n'est plus une maladie chronique de la "psyché", comme dans "psychose", ni une maladie chronique des "nerfs", ce à quoi renverrait "névrose", ce serait plutôt une maladie chronique de la norme!

    Le "normosé" serait porteur d'une maladie de la norme, ce n'est pas vraiment lui qui est malade, c'est la norme en lui...

    Il ne s’agit plus seulement de distinguer le normal du pathologique, tel que le dialectisait Georges Canguilhem dans son ouvrage célèbre : "le normal et le pathologique", il n’y a ici à proprement parler ni pathologie ni normalité, mais plutôt une "charge", une souffrance "banale", existentielle, liée au fait d'être porteur d'une norme malade... Le sujet serait "hanté" par une norme en souffrance!...

    Avec son concept de "normose", Wulliemier tente de nommer une évolution sociétale. Chaque époque serait prescriptrice de normes explicites ou implicites vis-à-vis desquelles le sujet serait en tension. A la "normose victorienne" surmoïque et paternaliste produisant des sujets dits "névrosés" ou "psychotiques" selon que l'excès porte sur la radicalité d'une soumission (refoulement des désirs) ou d'une révolte (forclusion de l'ordre patriarcal) aurait succédé une normose de la modernité tardive plus volontiers sousmoïque et égalitariste. Des sujets plutôt "pervers narcissiques" souffriraient de ne pouvoir prétendre réussir à "jouir" pleinement de tout ce qui devrait constituer aujourd’hui une vie "normale", de préférence bien remplie et épanouissante ; de ne pas satisfaire, à l’égal des jouisseurs néo-libéraux ou libertariens popularisés par les médias, tous les désirs qui se présentent à eux et qu'il serait scandaleux de refouler...

    Le fétichisme de l’objet (ou du sujet!) consommable décrit par Marx aura supplanté l’ordre religieux patriarcal… La "norme" a muté… Le peuple a changé d’opium…

    Qu’est-ce que la "norme" ?

    Par le latin norma : équerre, la norme renvoie à l’angle droit, à la droiture, et donc à la conformité à un modèle "idéal". "Norme" s’articule à "règle", au "régula" du clergé régulier.

    Pourtant l’étude de l’histoire du mot "norme" fait apparaître un glissement énigmatique : la norme désigne aussi la "moyenne", l’habitude, l’opinion générale, le bon sens, la "mode" séculière... Alors qu'au moyen-âge le régulier s'approchait dans des monastères, en se retirant du monde séculier, la "règle" de l'époque "moderne" rejoint la "mode"... On parle de "retour à la normale" comme si la norme, d'ordinaire, régnait sur le réel... ?!

    Comme si un décret avait promulgué que le monde, jusqu'ici complexe et impur, était devenu, par lui-même, "orthonormé", mis à l'équerre ou "orienté" par une modernité toute puissante.[2]

    C’est ainsi qu’on dit encore souvent que "la nature obéit à des lois", ce qui est quand même le comble de la pensée logocentrique de l’impérialisme occidental.[3]

    Il en découle que le monde est "normal", "banal", et l' "idéal" cesse d'être l'horizon vers lequel l'"élève" doit s'élever. La "carte" se substitue au "territoire", pour reprendre la thématique houellebecquienne. Le sujet est sommé d'être ce qu'on a décrété qu’il était déjà?! L’ "idéologie" ou l’ "idéal" n’est plus un sommet inaccessible dont, pragmatiquement, on pourrait s’inspirer, c’est un déjà-là, c’est la "réalité", et tout écart par rapport à elle devient scandaleux!?... "Intégrisme" ou purisme ne sont pas loin…

    Cette confusion de l’ "idéal" et du "réel" fut soulignée à la "Révolution" par la création de l’école "normale". Celle-ci formera les maîtres qui prescriront les normes aux enfants, "normaliseront" la population analphabète. La crème ira à "Normale Sup", et ils seront "Normaliens", comme on pourrait dire "Martien"...

    Les "anormaux", ceux des "terriens" qui résisteraient à la "norme", et qu’on reconnaîtra à leur non-conformité aux habitudes nouvelles, à leur "altérité", relèveront de la "pathologie". Les "fous", les "bizarres", ou les "délinquants" seront enfermés à l’asile ou en prison, selon le schéma décrit par Foucault… Ils sont en quelque sorte les "réacs" de la "modernité culturelle"... Les "archaïques"...[4]

    • Comment "intégrer" les "anormaux" dans la "norme"? Comment les "normaliser"? C'est la question posée aux "travailleurs sociaux", aux "psychiatres", aux "enseignants"...
    • Comment convaincre le "réac" de rejoindre le "progrès" en marche?... La question devient politique... Que faire de l'électeur qui a voté "front national"?
    • Comment convertir les "mécréants", ceux qui souffrent et/ou provoquent des "dépressions", qui ont le "cafard" (de l'arabe "koufar": mécréant)?... La question devient religieuse...

    Le concept d' "intégration" est tout aussi complexe que celui de "norme".

    Étymologiquement, il désigne l' "intact", le non-touché. L' "intégration" vise l'incorporation dans un ensemble "intégral", dans un État "total"[5], dans une nation "une et indivise"... C'est en quelque sorte un tour de force digestif, la patrie "assimile" l' "étranger", et alors même que de l' "altérité" a pénétré le corps, au moins par la bouche, la nation l’a transformé en "identité" et a préservé son "intégrité", sa virginité...

    Le "sexuel", le commerce avec l' "autre", est proscrit par la nation "intégrante"... L' "autre" doit devenir le "même", sans quoi la nation fait intervenir ses anticorps et déclenche une réaction immunitaire. Et c'est l' "intégrisme" qui s'exprime, de "part" et d' "autre", car il n'est pas certain que l' "assimilation" soit si désirable que ça... Pourquoi faudrait-il que l'"étranger" abjure sa " culture" et efface les "traces" de ses ancêtres?

    A la lumière de ces pérégrinations étymologiques, que pourrait signifier "intégrer" les Roms?

    Revenons à la "normose"...

    La "normose" serait une pathologie de l' "intégration" de la "norme"... La "norme", malade de se croire universelle, ne comprend pas pourquoi le réel lui résiste... Elle souffre de ne pas être accueillie à bras ouverts par un corps qui cherche à préserver une forme d' "immunité", d' "intégrité", pour ne pas se dissoudre...

    Des virus ont mis des millions d’années à intégrer de manière non-pathogène notre patrimoine génétique. Passée cette longue période de "normose", certains ont permis l’acquisition de fonctions nouvelles, comme la nidation placentaire et donc la reproduction intra-utérine des mammifères.[6]

    L' "intégration" des virus dans le patrimoine génétique...

    Certaines "normes" devenues "archaïques" par l’évolution de la modernité - sans pour autant avoir disparu ou être totalement obsolètes - sont-elles restées en souffrance, cherchant à travers le "normosé" à réintégrer une modernité qui les a rendues pathogènes ? Le "normosé" incarnerait-il une intégration problématique en cours, dont l’issue sera peut-être une "espèce" nouvelle, nouvelle par la synergie inédite d’archaïsmes jusque là étrangers les uns aux autres, comme les mammifères probablement issus d’une synergie inédite de virus et d’ovipare ?…

    Les Roms ou autre "gens du voyage" sont-ils depuis des millénaires en cours d’intégration au sein de l’occident chrétien ? Après un bref passage par la Bohème de l’époque du romantisme allemand, les "bohémiens" sont-ils entrain de prendre part à une espèce nouvelle, le "bourgeois-bohème", sorte de synthèse improbable entre des "normes" bourgeoises et la fluidité de nomades partis il y a très longtemps d’une Inde bouddhiste ?...

    C’est la thèse de Raphaël Ligoter[7] qui propose lui l’appellation "individuo-globalisme" en lieu et place de "bo-bo"… Une "intégration" religieuse serait en cours, faite à la fois d’avancées récentes de la modernité et de traditions multiséculaires…, à la fois "hyperscientifique", "hypertraditionnelle" et "hypernaturelle"…[8]

    Wulliemier, par son intérêt pour l’hindouisme, s’inscrit tout-à-fait dans l’ "individuo-globalisme" décrit par Liogier. A la fois "hyperscientifique" : il est professeur hospitalo-universitaire de psychiatrie ; "hypertraditionnel" : les maîtres dont il se réclame, "normosés libérés", vivent en Inde et pratiquent une forme d’hindouisme; et "hypernaturel" : sa pratique de la méditation l’amène à se vivre comme tout et partie de l’univers ; Wulliemier participe de cette évolution de la modernité que pressentait Max Weber, sociologue allemand des religions du début du XXe siècle, qui, après "L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme", publia "Confucianisme et Taoïsme", "Hindouisme et Bouddhisme", et "Le judaïsme antique".

    Nous sommes donc bien dans l’héritage du romantisme allemand et de Marx comme sociologue de la conversion religieuse au capitalisme.[9]

    L’heure est aujourd’hui à la réintégration de "normes" religieuses et identitaires en souffrance au sein d’une modernité globalisée néolibérale…

    • Que résultera de l’intégration des "anormaux" (on les appelle parfois les "handicapés") au sein de l’école "normale" ?
    • Que produira l’intégration du vote "front national" dans les instances exécutives de la vie politique française ?
    • Qu’adviendra-t-il de l’intégration des populations musulmanes par une république laïque historiquement judéo-chrétienne ?

    L’affaire est complexe, la « normose », sous ses différentes formes, a encore de beaux jours devant elle…